Petite question pour vous.
Qu’est-ce qui différencie une fiche Wikipédia d’une œuvre de cinéma ?
Là, au premier abord, je suis sûr qu’une flopée d’idées vous vient à l’esprit. Dualité entre l’information et la fiction. Entre l’objectif et le subjectif. Entre l’écrit et l’audiovisuel…
Pourtant, à bien y réfléchir, beaucoup de ces oppositions pourraient très vite être invalidées. Faire du cinéma c’est aussi parler du réel. C’est la possibilité de faire un documentaire ; de transmettre de l’information. De la même manière que rédiger une fiche Wikipédia c’est aussi solliciter de l’image, parfois du son, voire même parfois des biais…
En somme, on peut faire du vrai bon cinéma sur Syriza et la crise grecque sans pour autant sombrer dans la simple mise en images de fiches encyclopédiques.
Oui. On peut.
Mais encore faut-il en être capable.
Ou plutôt, encore faut-il avoir envie de le faire…
« Adults In The Room » c’est le premier jet qu’on aurait tous pondu si on nous avait demandé d’écrire et de réaliser un long-métrage sur Syriza au pouvoir.
On aurait d’abord retracé les événements les uns à la suite des autres.
On aurait fait parlé les personnages pour qu’ils expliquent la situation.
On aurait essayé d’utiliser deux-trois artifices dans l’espoir de rendre l’ensemble plus vivant qu’une simple enfilade de litanies didactiques cloitrées dans des bureaux. Et puis, bien évidemment, on n’aurait pas échappé au piège de la morale à la truelle. Avec un héros et de vils opposants tous vilains. Du bon vieux gros message qui dénonce sans aucune subtilité.
Mais bon, la grosse différence avec Costa-Gavras c’est que nous, une fois qu’on aurait fini notre premier jet, on l’aurait certainement relu et puis on se serait rendu compte à quel point c’était mauvais. On se serait alors sûrement arrêté là, prenant conscience qu’un film sur Syriza, ça se devait d’être autre chose qu’une simple fiche Wikipedia piteusement dramatisée.
C’est un bon sens qu’on aurait certainement tous partagé.
Un bon sens que, pourtant, Costa-Gavras n’a pas eu.
Revient du coup notre question de tout à l’heure.
Qu’est-ce qui différencie une fiche Wikipédia d’une œuvre de cinéma ?
Une fiche Wikipédia c’est ce que je consulte quand j’ai envie d’avoir un accès à de l’information. Je choisis Wikipédia parce que c’est rapide d’accès, totalement gratuit et sans fioriture. Les articles sont la plupart du temps complets et la transparence de leur rédaction permet rapidement de comprendre le niveau de fiabilité du contenu.
Autant de qualités qu'une œuvre cinématographique ne pourra pas compenser.
Mais ce n’est pas grave car, si on va voir un film, ce n’est pas juste pour être informé.
Non. Quand on va au cinéma, c’est – légitimement – pour voir du cinéma.
Alors après qu’on s’entende bien : le cinéma peut informer. Il peut parler du réel. Mais ce n’est pas là son essence.
Son essence se trouve dans le regard qu’il offre. Dans la sensation qu’il transmet.
Or, où est le regard cinématographique dans cet « Adults In The Room » ?
Quels sont les sens qu’il stimule chez moi de part sa mise en forme ?
Moi je ne vois et ne ressens rien.
Rien de plus que devant un médiocre docu-fiction de France 2…
Je ne vois et ne sens rien dans le jeu d’acteurs. Chacun s’efforce de singer platement celui qu’il est censé incarner. Rien de plus. Rien de moins. La tristesse.
Je ne vois et ne sens rien non plus dans la mise-en-scène. Costa-Gavras enfile les scènes sans inspiration. Le seul exemple des choix musicaux est édifiant et révélateur. Jamais vraiment liés à la diégèse. Purement illustratifs. Consternant d’insignifiance… Pour le reste, l’ami Costa ne prend que très peu d’initiatives en termes de mise en forme symbolique, et quand il en prend il tombe clairement dans la caricature et le grotesque. (De ça, d’ailleurs, on en reparlera.)
Le travail dans ce film ne se réduit donc qu’à la narration par le verbe.
Un verbe qui malheureusement trahit et avoue toutes les lacunes formelles de l’ouvrage.
Notons par exemple que « Adults In The Room » commence par un carton explicatif. Un carton c’est ce qu’on écrit littéralement à l’écran avant que l’intrigue commence vraiment. C’est un sparadrap narratif parce qu’on ne sait pas (ou on ne veut pas) faire comprendre les choses à travers son intrigue. A mes yeux, le carton c’est l’aveu d’échec par excellence. Personnellement je n’en connais pas un seul qui n’ait jamais apporté une plus-value à une œuvre. (Et si des exemples vous viennent, n’hésitez pas à les poster. Je serais sincèrement curieux de lire ça.)
Après, certes, une amorce au carton n’est pas forcément annonciatrice d’une mauvaise narration. Seulement le problème avec cet « Adults In The Room », c’est que ce n’est que le premier exemple d’une longue liste d’échecs narratifs.
Un bataillon de lourdeurs et de grossièretés qui sabordent violemment le navire au point qu’il sombre sitôt mis à l’eau…
Ainsi au carton s’ajoutera le recours assez régulier à la voix off. Rien dans la diégèse ne nous fait comprendre qu’en fait on assiste au récit fait par Yanis Varoufakis de sa carrière en tant que ministre de l’économie. Et pourtant, malgré cette structuration linéaire du récit, on se retrouve parfois avec des voix off qui nous shuntent régulièrement des scènes dont on sait qu’elles ont un fort potentiel ennuyeux. Ainsi quand, arrivé en France, l’ami Yanis se rend compte que Michel Sapin tient un discours public totalement différent de celui qu’il lui a tenu en privé, on ne verra pas la réponse de Yanis. On entendra juste sa voix dire : « j’ai écouté et répondu poliment… Mais sans vouloir déclencher une crise diplomatique… »
Ça ce n’est clairement pas un usage valorisant de la voix off.
Encore une fois on est dans le sparadrap.
On sait que la scène est chiante. On n’arrive pas à la rendre stimulante par des dialogues subtils qui sauraient mettre en exergue la joute oratoire des grands politiciens. Donc au lieu de bosser on se décide de botter en touche.
Choix tragique.
Le pire, c’est qu’à cet usage de la voix off totalement hors de propos, s’ajoute en plus des lignes de dialogues inutiles qui n’existent que pour verbaliser ce qu’on vient de voir.
« Non mais dis donc mon cher Michel ! Tu viens tout juste de tenir un double discours là ! Ce que tu viens de dire aux journalistes n’a rien à voir avec ce qu’on s’était dit en privé ! » …Bah oui effectivement Yanis. On l’a bien vu. On a assisté aux deux scènes et on l’avait bien compris, tous seuls comme des grands. Donc pas besoin que tu nous le dises et que tu nous le redises en permanence. Parce que malheureusement, ce genre de lourdeurs narratives on en retrouve un peu tout le temps.
Cette écriture a ceci de terrible qu’elle n’a aucune confiance en l’intelligence et la culture de ses spectateurs. Elle en devient par conséquent pathétique en termes de didactisme et d’invraisemblance. Ainsi, quand Varoufakis s’exprimera ouvertement au sujet du double discours de Sapin, celui-ci lui répondra textuellement : « Vous savez. La France n’est plus ce qu’elle était auparavant. Il va falloir vous y faire. »
Non mais… Non.
A quel moment un homme politique peut-il sortir une phrase pareille ?
JAMAIS Sapin ne dirait un truc pareil à haute voix. C’est tout bonnement INCONCEVABLE.
Pourtant c’est ce qu’il dit dans ce film. Et ça, c'est uniquement parce que c'est ce que veut certainement transmettre Costa-Gavras de cette scène, mais qu'il ne sait pas (ou qu'il n'a pas voulu prendre la peine) de le transmettre autrement, par du cinéma.
Ainsi l’écriture de « Adults In The Room » se réduit-elle à ça : à des personnages caricaturaux qui ne discutent pas mais se contentent juste d’exprimer de manière infantilisante la pensée de l’auteur ; celle-ci étant d’ailleurs elle-même assez limitée. Il suffit juste de voir ses explications économiques pour se rendre compte que sa maitrise du sujet est vraiment superficielle et réductrice.
Et malheureusement tout dans ce film se retrouve réduit à ce niveau là.
C’est notamment comme ça qu’on se retrouve avec des rangées de ministres allemands qui regardent Tsipras avec terreur, grommelant contre lui et ourdissant des complots comme des méchants de teenage movie.
C’est aussi comme ça qu’on se retrouve avec des conférences de presse ou des réunions avec des lobbys où Varoufakis peut se lever, découvrir des choses, faire l’horrifié, puis riposter immédiatement avec son super-assistant qui va projeter dans l’instant tout une série d’éléments pile poil adaptés à la situation surprise. (Mon moment préféré ça reste quand même quand Super-assistant pianote comme un geek pour faire défiler les slides d’un powerpoint…)
Et c’est enfin et surtout comme ça qu’on se retrouve également avec quelques idées ponctuelles de mise en scène parmi les plus grotesques : des scores électoraux qu’on voit se renverser progressivement à l’écran ; la BCE qu’on présente comme un endroit austère où tout le monde fait claquer ses gros dossiers en même temps avant de noyer – littéralement (!) – la salle de chiffres. Tout cela est d’une absence d’imagination affligeante. D’un niveau de pensée et de subtilité vraiment caricatural.
Ça me désole presque de vous l’avouer, mais au bout d’un moment j’en suis carrément arrivé à un point où je me suis mis à rire nerveusement. A chaque nouvel acteur grimé en politicien. A chaque nouvelle explication vaseuse. J’ai ri.
C’était devenu trop pour moi.
Ça ressemblait vraiment à une mauvaise blague…
Mais bon… Aussi étonnant que cela puisse paraître, Costa-Gavras s’est contenté de ça.
Non seulement il a écrit, tourné, monté cet « Adults In The Room », mais en plus il l’a signé.
Il l’a revendiqué.
Comment l’auteur du merveilleux « Z » a-t-il pu acter une situation pareille et s’en satisfaire ?
Eh bien pour ma part je crois que la raison à tout cela est bien simple.
Elle n’est pas liée à une déliquescence de Costa-Gavras lui-même mais plutôt à celle de notre époque ; de notre rapport social au cinéma.
Quand « Z » est sorti en 1969, on ne se contentait pas que d’un sujet. On ne se contentait pas que d’une simple diatribe qui se réduisait à dénoncer le gros vilain à conspuer. Quelques mois plus tard sortait d’ailleurs « M.A.S.H. », un film dans lequel Robert Altman préférait construire une fiction en pleine Guerre de Corée pour mieux se moquer, de manière détournée, de la Guerre du Vietnam. Bref, le sujet et l’acte partisan n’étaient qu’une base chez Altman. Le cœur de la démarche, c’était la comédie, c’était l’édification d’une intrigue suffisamment universelle pour être transposable dans n’importe quelle situation. En d’autres mots, chez Altman le sujet n’avait en rien remplacé le besoin impérieux de faire du cinéma.
Mais malheureusmeent donc, « Adults In The Room » n’est pas un film de la fin des années 1960 ou du début des années 1970.
Il est un film du XXIe siècle. Il est un film produit par une époque qui se contente des sujets et des causes. Et si le sujet intéresse, ou bien si la cause est jugée noble, alors le public saura globalement s’en satisfaire autant que les critiques s’en satisferont.
Je me souviens d’ailleurs que dix ans plus tôt, un film presque similaire était sorti. Il s’appelait « La conquête » et parlait de la prise de pouvoir de Nicolas Sarkozy. Un film ridicule qu’aujourd’hui tout le monde moque (ou a oublié) alors qu’en son temps les gens s’en étaient aussi satisfait…
De mon point de vue « Adults In The Room » ne vaut vraiment guère plus.
Et il connaitra certainement le même destin que « La conquête ». Ce ne serait que pure justice…
Ainsi je me permettrais pour conclure de poser une dernière fois ma question, mais en reformulant légèrement.
Qu’est-ce que vous recherchez vraiment en allant voir « Adults In The Room » ? Est-ce que vous recherchez des informations sur Yanis Varoufakis ou bien est-ce que vous recherchez un regard cinématographique sur notre univers politique ?
Si c’est le sujet qui vous attire, n’oubliez pas que c’est Wikipédia qui est là pour ça.
Mais si par-contre vous êtes en quête d’un cinéma engagé et militant ; un cinéma qui regarde le monde sans oublier de faire de l’art, alors tournez vous davantage vers « Z » plutôt que vers cet « Adults In The Room ».
Au moins là vous pourrez voir Costa-Gavras le cinéaste.
Et surtout, là au moins, vous échapperez à cette affligeante banqueroute cinématographique…