Sans crier au marxisme, le cinéma peut incarner un vecteur-autoroute pour fustiger l’aliénation au travail. Du train-train à la sortie de rails, le cocon-fourmilière se mue en agora vertigineuse où le dévoué, naguère boosté par les embruns solidaires, se retrouve déprimé tout cru. Trois films de Philippe Le Guay, réalisateur et scénariste aussi minutieux que discret, figurent ce terrain glissant que l’on polit à mesure qu’il est foulé. Du jour au lendemain semble le plus rattaché au thème du labeur. Parmi le gris des monolithes banlieusards, un Poelevorde cerné. Son François Berthier, banquier pétri d’ordinaire, étreint une malchance quotidienne symbolique : machine à café revêche, dessert convoité à piqué par un collègue au dernier moment à la cantine.
D’un chaloupé rigoureux, les scènes essaiment et assènent des chocs silencieux. Pour mieux ensuite, dans des excès bien placés, lâcher son fauve Poelevorde, finalement nostalgique du roulis de sa guigne. Comme lui, la meilleure scène, dont notre compatriote a pourtant encore honte aujourd’hui, grille un fusible. Ce film à la fois triste et fantasque se transforme en comédie musicale barriolée. Paroxysme du lâcher-prise : les complications de l’intrigue se résolvent en un couplet avant que ne frappe de plus belle, un peu plus loin, le revers de ces vers. Un écart prodigieux qui rend l’œuvre visionnaire et plus cohérente qu’on ne le croirait.
Du Jour au lendemain rappelle comment s’extirper des rails peut livrer de l’oxygène avant de devenir anxiogène. Alceste à Bicyclette transpose ce constat vers un univers plus huppé. Acteur émérite repenti et exilé sur l’île de Ré, Luchini y déploie une science du théâtre empreinte d’aigreur. Il titille les nerfs d’un confrère admiratif dans un passionnant jeu de séduction autoritaire. Avec ce ping-pong verbal, Le Guay épingle les rapports de force entre coqs d’une même haute-cour. Ces épisodes apportent davantage. Emprunté au champ lexical de ces fadas de Molière, le mot « répétitions » prend ici tout son sens.
À l’instar de Du jour au lendemain, Alceste bâtit sa structure sur des jeux de dupes, de miroir, d’échos. Les deux acteurs, à selle d’un vélo sans freins, tombent dans le lac à quelques jours d’intervalles. Moins pour mariner dans le même jus que pour se jeter à l’eau à tour de rôle. Tout comme ils incarnent le personnage-titre du Misanthrope en alternance, ils se succèdent aux places de bretteur et d’assailli. Le travail face-à-face intensif que ces virtuoses s’infligent permet de bras de fer entre dominant-gagnant et dominé-lésé.
Le Guay complète le propos de cette lutte au vertical en faveur d’un effaissement vers l’horizontal dans Les Femmes du 6ème étage, paru avant. « Parfois, la relation inter-personnelle s’opère en diagonale, c’est bien aussi », me disait une collègue. Cette œuvre lucide à propos des classes sociales illustre une telle trajectoire, transgressive du rigide. On y retrouve Luchini en bourgeois que l’empathie gagne à mesure qu’il côtoie les femmes de ménage espagnoles de sa résidence. Moins mièvre que Spanglish, où la servante devient carrément la muse d’Adam Sandler, le film reste tiède : les nantis se montrent gentils mais restent maladroits et pantois.
D’abord, la rencontre est mûe par leur opportunisme : « c’est fini, les bretonnes, ma chère ! Aujourd’hui, tout le monde a une espagnole ». Ensuite, tout sensibilisé qu’ils soient, les patrons demeurent à côté de la plaque, pas loin de la claque. « Vous voulez téléphoner à votre famille ? ». « Ils sont tous morts, exécutés par les franquistes ». Luchini a beau se débattre, il ne déctricottera pas son aura de noble avec de simples aiguilles-botte-de-foin. Malgré les efforts, ni l’émancipation ni l’affranchissement ne s’accomplissent d’une traite, sans étapes. Plutôt que de tendre l’autre joue au joug, Le Guay enseigne la nécessité d’un coup (d’huile) de coude radical pour se débarasser des rapports de hiérarchie induits par le travail. Quand ses personnages louvoient, bottent en touche façon demi-mesure, le poids de leurs écarts les rattrappent avec démesure. Ces trois films nous auront prévenus. Maintenant, gare au délit d’initié.