Les bruits de Recife était un film tentaculaire, presque sans centre, qui ne cessait d'organiser des circulations dans la ville entre différents espaces, différents groupes de personnages. Je craignais qu'en centrant son nouveau film sur une personne - une actrice célèbre qui plus est -, Kleber Mendonça Filho perde en mystère et en mise en scène. Or il n'en est rien. Au contraire même, en choisissant d'établir un point fixe, les circulations sont d'autant plus fluides, la mise en scène et le montage d'autant plus gracieux et inventifs.
Il n'y a qu'à voir la scène de l'anniversaire au début du film. Une femme fête ses 70 ans, ses petits-enfants lui lisent l'hommage qu'ils ont écrit pour elle. Elle détourne le regard et fixe une commode - soudain surgissent quelques souvenirs sexuels liés à cette commode qui viennent parasiter le discours des enfants, désamorcer l'émotion convenue pour en créer une autre, inattendue, et évidemment influer sur la suite de la séquence.
On peut comparer cette scène à celle du matelas dans Juste la fin du monde. Pour Xavier Dolan, le souvenir est le but en soi, l'acmé, et quand on l'atteint il faut passer à autre chose - c'est le background des personnages, comme dans les jeux de rôle. Pour Kleber Mendonça Filho, la conscience circule entre les temps. La mémoire ne cherche rien à atteindre, à retrouver, car tout est là, disponible, et passé et présent s'entremêlent. C'est autrement plus stimulant en termes de mise en scène - et ça me semble bien plus pertinent.
Dans Aquarius, non seulement les temps s'entremêlent (et le raccord sur les cheveux de Clara, entre les années 80 et les années 10, très courts devenus très longs, est un des trucs les plus beaux que j'ai vus depuis longtemps), mais aussi les lieux. Il y a un plan superbe, je crois qu'on appelle ça un panoramique, où d'abord on voit un couple faire l'amour dans des fourrés près de la plage la nuit, puis un terrain de basket où des enfants jouent, et enfin on voit Clara endormie dans son hamac, chez elle, la fenêtre grande ouverte sur ce monde où tant de choses se passent. (J'ai d'ailleurs pensé à la chanson de Brigitte Fontaine, Il s'en passe, qui est un appel à l'aide face au tumulte, à l'excitation du monde dont on ne sait pas quoi faire.)
En ouvrant son film sur Another One Bites The Dust de Queen et en le refermant sur cette réplique : "je préfère donner un cancer qu'avoir un cancer", il semble assez évident qu'Aquarius traite de la question de la vitalité. Qu'est-ce qui nous maintient en vie malgré tout ? Qu'est-ce qui fait que nous ne cessons jamais de désirer ? C'est là que le film est très fort, parce qu'il n'esquive pas le "malgré tout", il n'idéalise pas la vieillesse : c'est-à-dire qu'il n'en fait pas une idée ou un principe, mais bien une matière (physique, temporelle, émotionnelle) complexe dont la complexité est l'enjeu et non l'entrave.