As Bestas est mon troisième film de Rodrigo Sorogoyen. Et désormais je pense voir chez lui comme un modèle se dessiner…
Sorogoyen semble manifestement être un homme de tension.
Qu’il s’agisse d’ El Reino, de Madre ou bien de cet As Bestas, une constante s’impose : le cinéma de Sorogoyen a quelque-chose d’étouffant.
Mais alors que dans le premier cas la tension était la conséquence d’un resserrement d’un étau politico-médiatique, et que dans le second c’était plutôt le fruit d’un pesant fantôme qui refusait de s’en aller, pour cet As Bestas Sorogoyen change encore de manière de faire.
Ici, l’étau n’a rien d’un fantôme ou d’une machine implacable. Non, la menace au fond ne se réduit qu’à un seul homme… Mais un homme face auquel on est seul.
La menace change mais l’étouffement est le même. Et c’est pour moi clairement la grande force du cinéma de Sorogoyen ; celle d’un homme sachant mettre sous tension à la fois son protagoniste, mais également son spectateur.


Qu’on se le dise et qu’on ne se leurre pas : je trouve qu’ As Bestas* a quelque-chose d’ inconfortable, surtout en son début.
Cet inconfort il est le produit d’une condition que pose d’amblée Sorogoyen et qui va être son principal générateur de tension.
Ce générateur c’est le non-dit, ou plutôt devrais-je plutôt dire le « mi-dit », tant on exprime suffisamment les choses dans ce film pour qu’on les ressente mais jamais suffisamment pour qu’on puisse clairement les distinguer.


Dès cette scène d’intro par exemple, il ne faut pas longtemps pour comprendre que les péroraisons de bistrot auxquelles on assiste ne sont pas que l’expression d’un folklore pittoresque de la Galice profonde. Non, il y a là-dedans aussi l’expression d’une tension sous-jacente. La tension d’un homme – Xan – à l’encontre d’un autre : Antoine.
Pourtant les deux hommes ont beau parler qu’on comprend que beaucoup de choses nous échappent dans cette situation.
Il y a visiblement une question de xénophobie mais pas que… Un contentieux entre les deux hommes mais pas que… Deux mondes irréconciliables mais pas que…
A chaque fois on pense comprendre sitôt une information supplémentaire nous est-elle donnée mais pourtant, quelque-chose nous échappe toujours.
Le maintien permanent de cette inconnue va dès lors devenir la condition de l’inconfort. Parce qu’une partie nous échappe tout est possible.
De quoi est capable Xan ? Jusqu’où Antoine peut-il encaisser ? Comment tout cela peut-il finir ? …Et face à cet inconfort Sorogoyen prend un malin plaisir à faire durer les choses…
La pression monte.
L’atmosphère se tend.
Oui, définitivement Sorogoyen est un auteur qui aime mettre ses protagonistes sous tension. Ses spectateurs sous tension.
Il semble lui-même être un homme qui se délecte de la tension.


Et l’air de rien Sorogoyen est un auteur qui peut se permettre d’imposer son tempo et surtout un tel inconfort.
Chaque plan est millimétré. Chaque parole réfléchie. Ça parle autant par les visages que par les mots. Tout est fait pour qu’on scrute, pour qu’on cherche à capter, pour qu’on sente ce que ce film veut nous raconter vraiment.
Et l’œil averti ne manquera pas de remarquer que tout semble réglé comme du papier à musique. Comme dans El Reino la tension est appelée à monter inexorablement. Et comme dans Madre le maintien permanent de cette tension finira par faire craquer quelqu’un ; par tout précipiter vers un nouvel inconnu.
Ainsi c’est au spectateur de savoir attendre. Et surtout de savoir encaisser.


Alors après peut-être était-ce aussi parce que j’avais confiance en l’auteur que j’ai pu me laisser prendre aussi facilement. C’est un argument que j’entendrais et que, je pense, il faut prendre en compte pour appréhender comme il se doit mon expérience de ce film… Néanmoins la réalité est là : plus la tension a grimpé et plus je me suis laissé aspirer. Plus j’ai pris mon pied.
Car cet As Bestas a cette force, dans son art de ne rien laisser au hasard, de parvenir à générer au sein d’un récit qui semble très simple et très naturaliste, tout un ensemble d’éléments qui, en se connectant, produisent du sens et de la nuance.
Parce qu’étonnamment, arrivé à un certain point du film, j’en suis soudainement arrivé à un point où je comprenais autant Xan qu’Antoine, mais aussi autant Loren qu’Olga, Rafael ou la fille d’Antoine…
…Et même si certains actes seront commis plaçant les uns du côté des proies et les autres du côté des prédateurs, il n’en reste pas moins qu’il ressort de tous ces gens qu’au fond ils ne sont tous que des bêtes.


Livrés à eux-mêmes et mis sous tension, les hommes deviennent des bêtes. Des bêtes rageuses. Des bêtes apeurées. Des bêtes atterrées.
Chacun sombre à sa façon dans cette Galice. Et le dernier à tomber n’est en fait précipité que par celui qui a chu juste avant ; celui qui était là depuis plus longtemps.
Personnellement je ne vois d’ailleurs dans le déroulement de ce film aucune morale ni même aucun mépris de quelque forme que ce soit à l’encontre des uns ou des autres. Plus que cibler des victimes et des coupables (quand bien même il y en a bien) et de chercher à les essentialiser, As Bestas semble davantage préoccupé par le simple fait de nous faire sentir et ressentir que, sous la pression, l’individu n’est au fond que bien peu de choses.
Inconfortable ce film le sera donc du début jusqu’à la fin…


…Jusqu’au point de ne pas nous donner de résolution finale.
Saloperie.


Alors on pourra clairement ne pas se retrouver dans cette proposition de cinéma : ça c’est évident.
Entre ceux qui ne viennent pas au cinéma pour se mettre mal à l’aise et ceux qui seront totalement insensibles à la démarche formelle de l’auteur, As Bestas risquent d’en mettre pas mal sur le carreau.
Malgré tout je reste persuadé qu’un vrai amoureux de cinéma ne pourra pas rester insensible à la maitrise formelle ici déployée ; dans cet art qui repose intégralement sur le fait d’être capable de capter des regards, d’installer des silences, ou de prendre le temps faire monter une tension ; ou bien ne serait-ce que pour les talents déployés dans le seul registre de l’interprétation.
Rien que Marina Foïs et Denis Ménochet suffisent à eux seuls pour justifier le déplacement. Mais dire cela ce ne seraient pas rendre justice à Luis Zahera, Diego Anido et tous les autres qui ne sont pas en reste.


Alors certes, As Bestas n’est clairement pas adressé à la totalité des cinéphiles, mais à sa façon je considère quand même que c’est une forme de cinéma total.
Et moi ce cinéma-là je l’adore.
Autant donc vous dire qu’après un film comme ça, moi je risque fort d’en voir encore quelques autres, des œuvres de cet homme sous-tension…

lhomme-grenouille
8

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le 22 juil. 2022

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