…Et dire qu’aujourd’hui ce « Batman Begins » est pratiquement une évidence…
Certes, il est loin d’être accepté de tous ce premier opus de la fameuse trilogie réalisée par Christopher Nolan, mais néanmoins les notes parlent pour lui : 94% sur Rotten Tomatoes, 8,1/10 sur IMDB, 4,1/5 sur Allociné… Finalement c’est encore sur SensCritique que ce film est le moins encensé puisqu’il n’atteint « que » la note de 7/10.
C’est un fait, aujourd’hui, près de quinze ans après sa sortie, « Batman Begins » est accepté.
Il s’est fait sa légitimité.
Il s’est fait un nom.
Et si je précise cela d’entrée ce n’est bien évidemment pas un hasard. Car il y a quinze ans, ils étaient quand même beaucoup à le rouler dans la fange ce fameux « Batman Begins ».
Pas assez noir. Pas assez baroque. Pas assez super-héroïque… Voilà ce que j’entendais régulièrement en 2006, après la sortie de ce film dans les salles françaises.
Et à chaque fois qu’on me disait « ce film n’est pas assez Batman », moi j’entendais « ce film n’est pas assez Burton ».
Car oui, ce film il faut savoir le remettre dans son contexte.
En ce début du XXIe siècle, Batman au cinéma c’était surtout les deux opus du grand Tim, alors au sommet de son talent.
Tout le monde avait oublié les films des années 60 et surtout tout le monde avait encore en tête les deux loupés de Schumacher : une situation qui avait posé le diptyque burtonien comme devenant l’alpha et l’oméga de l’adaptation de l’homme-chauve souris au cinéma.
…Un horizon indépassable.
…Un canon à respecter sous peine d’ostracisme.
C’est en 2003 que Christopher Nolan sera approché par la Warner Bros pour relancer sa franchise grandement affaiblie par l’expérience Schumacher. Burton étant passé à autre chose, il fallait à la fois un auteur à l’identité forte pour redonner du lustre à la saga Batman ; et surtout un auteur qui soit prêt à se risquer dans une telle entreprise…
Et l’air de rien c’est un pari assez audacieux auquel se risque la Warner à cette époque-là, car Nolan n’est alors l’auteur que de trois films et son nom n’est clairement connu de pas grand monde à part de quelques cinéphiles un brin curieux.
Nolan aurait pu se débiner, il ne l’a pas fait.
De la même manière que Burton s’est saisi du personnage de Batman pour en faire « son » Batman, Nolan va procéder de la même manière.
Et si c’est évident que ce Batman nolanien n’a pas grand-chose à voir avec le Batman burtonien, par contre celui-ci n’en reste pas moins un vrai Batman.
…Juste un Batman décliné…
…Un Batman réapproprié.
Cinéaste psychologisant dans l'âme, rien d’étonnant de constater dès l’introduction que Christopher Nolan ait cherché à traiter son héros comme il avait jusqu’alors traité chacun de ses personnages principaux.
Que ce soit dans « Following » ou « Memento », le héros nolanien est toujours un individu fragile et tourmenté, jouet de son propre environnement, qui découvre souvent trop tard que tout ce qu’il s’était évertué de faire pour se libérer n’a fait que l’entretenir encore plus dans sa propre aliénation.
Et c’est exactement cela que nous offre « Batman Begins » durant son premier tiers.
L’intrigue ne quitte jamais son héros. Tout ce qu’on en voit est toujours perçu au travers de lui et de lui seul. Contrairement aux versions de Burton, l’intrigue n’explore jamais les arcs des opposants. Quand un opposant est rencontré, c’est toujours selon le regard du héros Bruce Wayne. Et comme Bruce est un héros nolanien, les spectateurs que nous sommes ne verront jamais à travers ses yeux qui est allié et qui est ennemi…
De là certains diront que les « méchants » ne sont pas iconisés et que la fable super-héroïque manque d’ampleur.
Mais critiquer cela c’est vouloir voir en ce Batman une œuvre burtonienne qu’il n’est pas.
Alors oui, ce Batman-là se découvre à hauteur d’humain, dans un monde tout ce qu’il y a de plus réaliste et il faudra attendre un peu pour que ce film accepte de sombrer dans une certaine exubérance visuelle.
Néanmoins, pour qui prend la peine de bien voir, la fable est pourtant déjà là.
Car quand bien même le début de ce « Batman Begins » se veut bien plus terre-à-terre que ce que tous les autres adaptations de l’homme chauve-souris ont fait avant lui, cet opus n’en reste pas moins un pur film de super-héros dans sa structure narrative, pour ne pas dire un film de héros tout court.
Dès les premiers instants, le film dévoile le caractère initiatique de son récit.
La narration non-linéaire participe à rappeler les fondamentaux.
D’abord une brève minute durant laquelle Bruce est présenté comme l’enfant privilégié qu’il est – il joue innocemment, change les règles à sa guise, n’oublie pas de rappeler qu’on joue dans « son » jardin – et puis soudain la chute… Et les chauves-souris.
Le temps d’une transition on retrouve le même Bruce, mais désormais adulte, l’air hagard, en prison à l’autre bout du monde, et les seules personnes qu’il croise n’ont pas l’air d’être du genre à vouloir jouer avec lui selon ses règles.
En même pas deux minutes le film pose et questionne un parcours.
Il pose une déchéance certes, mais il pose aussi dans cette déchéance la naissance de quelque-chose de nouveau.
La démonstration est limpide. Et surtout toute cette amorce pose déjà comme centre de cette ambigüité un symbole : la chauve-souris.
Symbole de la chute, mais aussi symbole de la résurrection.
Ce symbole est là. Il ne reste plus qu’à le définir. La clarifier. Le nommer.
…D’ailleurs « Batman Begins » commence ainsi : par une nuée de chauve-souris qui laisse un temps entrapercevoir le symbole à venir… Mais sans le nommer.
Dans toute la trilogie Batman de Nolan, les titres apparaitront toujours à la fin, jamais au début.
Car chez Nolan, comme chez Beauvoir, on ne nait pas super-héros.
Le super-héros n’est qu’un aboutissement et c’est pour cela que « Batman Begins » décide de partir de l’homme, quitte à ce qu’on ne voie pas l’aile d’une chauve-souris durant tous les trois premiers quarts d’heure du film…
Ainsi, voir « Batman Begins » c’est devoir donc savoir accepter que le « commencement de Batman » tant annoncé ne survienne qu’à la toute fin.
Voir « Batman Begins » c’est donc surtout voir Bruce Wayne cheminer jusqu’à Batman. C’est voir l’homme avant le héros.
Or la parcours initiatique d’un héros nolanien n’a rien d’anodin.
Ici il ne s’agit pas seulement de montrer le traumatisme originel que tout connaisseur de Batman connait sur le bout des doigts. Il ne s’agit pas seulement de réduire le personnage de Batman à une simple projection de vengeance, de rédemption ou de quête de sens.
Cette idée éculée et au fond assez simpliste, Nolan l’expédie assez rapidement. Par son intro, Nolan nous appelle déjà à nous intéresser à autre chose.
Pourquoi la prison ? Pourquoi la pauvreté ? Pourquoi la déchéance ?
Quand bien même Bruce Wayne est-il devenu orphelin qu’il devrait continuer d’être un privilégié, qu’il devrait continuer d’avoir « son » jardin et tout le reste de son entourage pour jouer avec lui…
C’est justement la première chose que « Begins » va chercher à nous faire explorer.
Il s’agit de faire voir au spectateur que bien que riche, Bruce Wayne est déjà dans une forme de pauvreté. Mieux encore, qu’il l’a toujours été.
Encore et toujours, l’ambigüité est là.
La chute est certes douloureuse. Mais elle apprend quelque-chose en retour : à se relever.
A chaque chose qu’on perd on en découvre une autre en retour. Et là où la mort de ses parents ôte au jeune Bruce son innocence, elle lui offre quelque-chose d’autre en retour : un parcours.
Car au-delà d’être la simple genèse de Batman, « Begins » est avant tout une genèse tout court.
Suivre Bruce Wayne, c’est suivre un homme confronté au pire défi qui est le sien : celui d’avoir à se (re)construire.
Et c’est là déjà que, pour moi, ce film réussit un premier tour de force.
En procédant ainsi, Nolan abandonne un Batman riche qu’on admire et qu’on envie un peu.
Le personnage originel du self-made-man auquel l’Amérique doit tout est dynamité d’entrée.
A la place, Nolan nous offre un Batman à notre hauteur.
Batman est avant tout un homme. Un homme qui souffre.
Un homme qu’on n’envie pas.
Être un héros n’est pas un privilège chez Nolan.
Être un héros c’est un fardeau. Plus qu’un fardeau, c’est un sacrifice.
…Et c’est justement ce que Bruce Wayne se doit d’apprendre tout le long de son parcours.
2h20 de cheminement. 2h20 jusqu’à l’accomplissement.
2h20 que pour ma part j’ai suivies avec délectation tant chaque instant est une nouvelle étape vers l’éclosion du héros.
Car l’envie et la volonté ne suffisent pas. A un moment donné, devenir héros implique des actes irrémédiables.
Tuer à nouveau le père d’abord – en désobéissant à Ra’s al Ghul – puis, le plus dur, apprendre à tuer celui qu’on n’est plus. Tuer l’homme d’avant. Tuer Bruce Wayne.
Tout ce film au fond ne raconte que ça. Pour que Batman puisse naître – pour que le héros puisse accomplir sa mue – il faut qu’il apprenne à quitter son ancien corps pour embrasser le nouveau.
Et c’est d’ailleurs là qu’à mon sens ce « Batman Begins » accomplit sa plus brillante idée : quand le héros comprend qu’il ne porte pas le masque de Batman pour protéger l’identité de Bruce Wayne mais l’inverse.
Comme le dit si justement Rachel à la fin du film, à la fin de sa mue, l’identité de Bruce Wayne est devenu un masque ; un masque social. Le vrai Bruce Wayne c’est désormais Batman. A ce moment-là du film, la mue est définitivement accomplie.
Et je dois bien avouer que je suis toujours surpris d’entendre parfois d’étranges accusations à l’encontre du Batman de Nolan que certains verraient comme une icône fascisante.
Car s’il est vrai que la notion de sacrifice de l’individu et de la dépossession de soi sont bien des éléments constitutifs d’une pensée totalitaire, réduire le Batman de Nolan à cela relève pour le coup d’un réel contresens.
Le Batman de Nolan n’est pas fasciste. Il rentre juste en rupture avec l’idéal libéral..
Car oui, l’homme chez Nolan n’est pas maître de son destin, il en est juste le produit.
Le héros n’est pas l’aboutissement de celui qui a su mener une vie rêvée et pleinement épanouie. Non, le héros chez Nolan le devient parce qu’il l’a subi.
Pas plus que Bruce Wayne n’a choisi d’être un fils à papa, il n’a pas non plus choisi de devenir orphelin.
Batman n’est pas le produit d’un projet de vie.
Batman a été la simple conséquence d’un parcours imposé.
Et poser ce constat-là n’est pas suffisant pour en faire une icône fasciste, car là où le fascisme appelle à la dissolution totale de l’individu au sein d’un collectif et d’une cause…
…chose à laquelle se refuse justement Batman sitôt décide-t-il de rompre avec la Ligue des ombres…
…le héros nolanien émerge quant-à-lui d’une reconstruction de l’individu.
Sa liberté, le héros nolanien ne peut la trouver qu’en prenant conscience de la réalité de sa situation – d’en explorer les limites – et dès lors de savoir embrasser l’attitude la plus à même de le conduire vers une forme d’émancipation.
Aussi Bruce Wayne devra-t-il connaître la faim pour comprendre le vol ; il devra connaître la pauvreté pour comprendre la futilité des richesses et enfin il devra apprendre à embrasser ses peurs pour mieux les dépasser et les retourner contre ses ennemis…
Et comme ce titre nous le rappelle très bien, Batman ici se sera qu’un début ; le début d’un chemin vers l’affranchissement d’un homme qui au départ est prisonnier.
Ra’s al Ghul le dira d’ailleurs très bien lors de sa première rencontre avec Bruce Wayne en prison. Tel un prophète de ce qui va advenir il annonce : « Si vous dépassez votre condition d'être humain, si vous vous consacrez entièrement à un idéal et si vous êtes insaisissable, là seulement vous serez devenu autre chose : une légende. »
Et quand bien même Batman n’est-il dans ce film qu’un idéal qu’on n’atteint qu’au moment de la conclusion, il n’empêche que ce « Batman Begins » n’en reste pas moins un pur Batman ; et un Batman bien plus respectueux de son univers originel que ce que beaucoup auront pu dire de lui à l’époque.
Car même si le véritable Batman n’apparait qu’à la toute fin, Nolan n’oublie pas de nous le dessiner au fur et à mesure.
Il découvre ses premiers subterfuges dès le premier tiers ; trouve ses ailes et son masque au milieu ; et parachève sa mue à la fin en se dotant d’un destrier, d’un ennemi et surtout d’un nom.
Ainsi, quand bien même « Batman Begins » ne commence pas tout de suite dans l’univers Batman, il n’empêche qu’il nous y plonge dedans progressivement.
Et il suffit de regarder ce qu’est ce film dans son dernier quart pour comprendre que tout ce que les gens quémandaient depuis le départ de Nolan est en fait bien là : l’obscurité, l’extravagance, la folie…
Alors après, d’accord, tout n’est pas parfait dans ce « Batman Begins » j’en conviens.
Comme à son habitude, Christopher Nolan se montre très inégal dans son casting et dans sa manière de gérer ses acteurs.
Et si d’un côté Michael Caine, Morgan Freeman, Gary Oldman et Liam Neeson rayonnent dans leur rôle, de l’autre Katie Holmes et Cillian Murphy ne sont clairement pas à leur place dans ce film, et cela malgré le fait que je sois un inconditionnel du second.
De même, on peut aussi aisément reprocher quelques surcharges qui conduisent parfois à rusher pas mal les choses.
(Je trouve par exemple que la Ligue des ombres est amenée et expédiée trop rapidement, ce qui nuit clairement à son iconisation.)
Enfin, je peux concevoir également qu’on tique sur certains détails un peu tordus de l’intrigue, au point que ça puisse en larguer quelques-uns en route.
(Moi j’avoue que j’ai du mal avec cette histoire d’arme qui vaporise l’eau. Il faut m’expliquer comment ça marche parce que je ne comprends toujours pas comment ce truc parvient à déglinguer des conduites d’eau situées à des centaines de mètres sans que Batman et Ra’s al Ghul – pourtant à proximité de la machine – peuvent continuer à se battre tranquillou juste à côté alors que leur corps est composé à 65% de flotte.)
Donc oui – sur tous ces points je l’entends – ce film est loin d’être parfait.
Seulement voilà, moi quand à côté de tous ces petits désagréments, tu me mets une telle proposition formelle, une telle rigueur de mise en scène et une telle bande-originale, moi je me laisse prendre.
Je me laisse prendre pour Rudger Hauer.
Je me laisse prendre pour Ken Watanabe.
Et je me laisse prendre pour tout ce que ce film pose habilement pour la suite de sa trilogie et qu’à l’époque on ne pouvait pas encore voir.
(Le fait que Gotham se transforme au fur et à mesure que Batman se transforme lui-même par exemple, augurant des problématiques du futur « Dark Knight » où l’homme chauve-souris est posé comme le cœur du problème…
Le fait aussi que chaque épisode traite d’une période de l’Histoire de Batman et des Etats-Unis également ; cet épisode s’inscrivant par exemple davantage dans une esthétique des années 30 avec ses self-made-man et ses mafieux…)
Pour toutes ces raisons, moi, je prends ce « Batman Begins » et je ne peux m’empêcher de l’embrasser en son entier.
Et le fait qu’au final, ce film ait fini par obtenir sa notoriété alors qu’il était conspué à ses débuts, pour moi ça me prouve quelque-chose : au fond ce qu’on attend d’un artiste, c’est qu’il nous offre aussi ce qu’on n’attend pas.
Car Nolan nous aurait offert du Burton qu’on aurait tous fini par se plaindre : « c’est toujours la même chose… »
Et même si je sais que certains savent parfois se complaire à avoir toujours le même film en boucle et en boucle – le succès du MCU disant quand même quelque-chose de l’époque dans laquelle nous vivons – je sais aussi que tout ce que nous chérissons aujourd’hui est forcément issu, à moment donné, d’un moment de création.
Or, la création, c’est justement ça. C’est offrir ce qu’on n’attend pas.
Certains aimeront et d’autres n’aimeront pas, c’est sûr. Mais au moins si chacun continue à créer dans son coin, à la fin tout le monde aura son gain.
Le cinéma, comme tout autre art, a besoin d’artiste sachant créer.
Or Nolan, avec ce « Batman Begins » fait partie de ceux-là.
« Batman Begins » est un film qui – indéniablement – nous fait une réelle proposition de cinéma.
…Et qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas ; qu’au moins on sache lui reconnaitre ce mérite-là.