Blonde est un regard intense sur l’acteur, en l’occurrence l’actrice, disons même l’Actrice. Ana de Armas se place systématiquement un cran d’intensité au dessus des autres acteurs. Elle performe et devient paradoxalement une incarnation de l’être acteur. Cet « être acteur » c’est ce qui est reproché à Marilyn Monroe lorsqu’elle est refusée d’un casting et moquée parce qu’elle puise dans sa propre tristesse. Elle essaie d’être le rôle et non pas de faire l’actrice, problématique bien connue de l’actorat des années 50, qui voit monter la méthode dite de l’acteur studio. Marilyn serait de cette méthode de l’intime et du vrai, tandis que les autres acteurs se contenteraient d’enfiler un masque et de parler fort. En performant et en impliquant toute son énergie dans le rôle, Ana de Armas rend hommage à cette méthode. Elle nous rend lisible et nous donne à voir une actrice – Marilyn – essayer d’être. À côté d’acteurs régies par une intensité de jeu légèrement plus faible, Ana de Armas/Marilyn Monroe devient une figure hors-sol du jeu, un personnage fictionné, un pont entre les thématiques du film, un contenant métaphorique infini.
Elle (Ana de Armas/Marilyn) est une image en jeu constant, qui n’a pas droit au répit. Toujours éclairée plus fort que les autres, elle est fabriquée comme trop lumineuse par rapport au monde qui l’entoure. Le réalisateur Andrew Dominik et son directeur de la photographie Chayse Irvin la font briller, l’assimilant à un personnage de paillette, de spectacle, constamment illuminée par un projecteur de théâtre réglé trop fort, comme pour nous dire que le sujet qui les intéresse n’est précisément jamais dans les nuances. Le sujet est aux extrémités de l’intensité lumineuse, dans l’extrême noirceur ou l’extrême blancheur. La photographie de Chayse Irvin prend toute la place et fait de Blonde une proposition plastique délirante et hybride, soutenue par la liberté visuelle que permet son moyen d’enregistrement (le numérique) et de diffusion (la plateforme en ligne Netflix). La caméra numérique omnipotente et la norme des écrans HDR devient un immense terrain de jeu, pour les amoureux du cinéma que sont les fabricants de ce film.
Par exemple, les différents rapports hauteur/largeur de l’écran que l’on nomme aspect ratio appartiennent à l’histoire du cinéma, et l’utilisation d’un rapport plus que d’un autre dit toujours quelque chose de l’image d’un film. En d’autres mots, le rapport au film est toujours différent selon comment le bord de scène se délimite : large, serré, horizontal, carré… Blonde joue sans logique palpable avec ces rapports, passant par tous les formats habituels du cinéma : 1.33 (premier format historique du cinéma), 2.35 (Cinemascope Technicolor), 1.85 ou 1.66 ; proposant de nouveaux formats, comme le cadrage vertical (venant du smartphone) ; et oscillant entre couleur et noir et blanc, parfois le tout dans une même séquence. Le spectateur n’a plus de repères et finit par être en attente et en questionnement constant sur ce qui s’apprête à arriver, tellement il y a d’expérimentations. Aucune séquence n’est raccordable à une réalité. En fait, le film se sert de la réalité uniquement comme base situationnelle. La continuité de Blonde ne passe pas par l'uniformité visuelle et sonore, elle est tenue par un personnage seul, une actrice, une icône au-delà de la forme. L’image et (donc) le regard se démultiplient, nous forçant à être voyeurs de l’être et la forme de Ana de Armas/Marilyn. On ne voit jamais complètement Marilyn ou complètement Norma Jean, ni même complètement Ana de Armas, on ne voit que différentes formes d’un même corps. Marilyn Monroe est LE visage du Pop-Art warholien, elle est l’image d’une image, la copie d’une copie, un effroyable simulacre vidé de tout sentiment, de toute humanité. Elle est une suite d’images qui appartiennent à la « culture pop », voilà ce sur quoi insiste la mise en scène.
Blonde est une étude de trois heures qui décortique l’érotisme, le marilynisme, le Los Angelesisme. Andrew Dominik nous rappelle à quel point dans la culture américaine étendue, le corps humain, et a fortiori le corps féminin, est mis en scène pour être vu, admiré et désiré. Ana de Armas est ainsi souvent présentée buste nu, possédée d’un érotisme froid. Et si le film peut donner l’impression d’hypersexualiser Marilyn Monroe – et au passage Ana de Armas – il fait en réalité tout le contraire, en s’efforçant à démystifier l’icône de charme sexuel/sensuel/charismatique du monde moderne qu’est Marilyn. Puisque Marilyn Monroe est un produit, qui peut être imprimé sous toutes les formes, le réalisateur s’approprie le produit Marilyn Monroe, pour mieux nous montrer à quel point Norma Jean ne supporte, à aucun moment de sa carrière, le produit Marilyn Monroe.
Le chanteur Marilyn Manson avait justifié son nom de scène en expliquant qu’il représentait les deux extrêmes des États-Unis (Marilyn Monroe et Charles Manson), mais Blonde montre que Marilyn Monroe est porteuse des deux extrêmes en elle seule. Norma Jean a, comme le dit l’expression anglaise, créé un monstre. Elle a créé une figure presque mythologique, qui ne lui appartient plus, et dans laquelle elle ne se reconnaît plus. Blonde serait alors le témoin d’un cauchemar venant directement de l’esprit d’une Norma Jean/Marilyn Monroe à bout. Le film fait cohabiter les images contradictoires d’un même visage, la pop américaine de bon ton se confronte au mauvais goût fictionnel. Mais la pop américaine n’a jamais été de bon ton, elle n’a été que des images projetées à l’infini, faisant écran à une noirceur systémique bien plus profonde, bien plus intime.
Le film fait en sorte de nous rendre insupportables les scènes qui ont fait de Marilyn Monroe une icône, comme la scène du levé de la robe qui devient hyper oppressante. Andrew Dominik nous rappelle pourquoi l’on admire, viscéralement, Marilyn Monroe : parce qu’elle est sexualisée, parce qu’elle est un objet de désir. Un OBJET de DÉSIR. Les deux mots sont importants. Un objet ça peut se tordre dans tous les sens, se manipuler à guise. Dans la scène de fellation avec JFK, elle devient une poupée gonflable, un objet masturbatoire. Elle est la révélatrice de nos pulsions de spectateurs. C’est nous les demandeurs de cet objet de désir. Puisque l’on s’attend à voir du sexy en voyant Marilyn Monroe, le film nous donne ce que nous demandons, tout en nous donnant le point de vue du personnage fictionné de Norma Jean. L’érotisme prétendu de Marilyn est alors tordu par la vision de cette Norma Jean fantasmée. Voilà peut-être l’aspect subversif du film, qui nous met face à l’appropriation par le publique mondial de l’image et du produit Marilyn Monroe. Ce n’est pas le public qui crée le monstre Marilyn, ou la « culture pop », ou qui décide d’érotiser un corps, c’est bien la répétition marchandisée d’une image. D’où la question vertigineuse que n’ose se poser Norma : si Marilyn appartient à son public, à qui appartient Norma Jean ? À quoi est destiné le produit Norma Jean ? Qu’est-ce que Norma Jean ?
En cela, il s’agit moins d’un hommage à Marilyn qu’à Norma Jean – davantage citée dans le métrage –. Cette Norma Jean est une femme prude – contrairement à son alter ego elle l’est au premier degré –, frêle, hypersensible, lunatique, produit d’un traumatisme prolongé. Elle n’a pas l’assurance, la confiance, de Marilyn, et ne cherche pas à l’avoir. Elle aimerait être aimée en tant que Norma Jean, et ne supporte plus Marilyn au moment où celle-ci est adorée de tous. Schizophrénie intraduisible à un monde qui ne voit qu’un seul visage. Norma Jean se perd au milieu d’elle-même et cherche constamment un autre, un père, une mère, un amant, là où il n’y a qu’elle. Il n’y a qu’un champ visible : son corps. Or son corps ne lui appartient plus, il est devenu une image publique, il est devenu sa propre prison. Le levé de la robe est montré comme un évènement pour Norma/Marilyn, précisément parce que Norma recherche les évènements, c’est ce qui lui fait oublier qu’elle est Norma Jean, souffrante de démence chronique. Marilyn est la persona de Norma qui prend vie comme une dose d’adrénaline, elle est sa drogue dure qui lui provoque de violents retours d’acide.
En sortant du visionnage de* La créature du lagon noir* dans le seven year itch de Billy Wilder, le personnage de Marilyn dit se sentir « désolée pour la créature » puisque celle-ci ne cherche qu’à être aimée. Un appel à l’aide qui prend tout son sens au sein d’une scène clé de Blonde/Seven year itch. Tout de suite après, le dialogue est censé laisser place à la légèreté, attendue par le spectateur, de la pin-up faussement ingénue. Mais contrairement au film dont la scène est extraite, Andrew Dominik étire à outrance ces plans sur la robe qui se soulève, et nous fait voir longuement les jambes, la culotte, le corps de Ana de Armas/Marilyn, et l’hystérie collective. Il décide d’assumer à fond ce qu’est Marilyn à ce moment-là, à savoir un prétexte pour se rincer l’œil d’un côté et une drogue passablement salvatrice pour Norma de l’autre. Dans le même temps, Ana de Armas se montrant elle-même comme cible au voyeurisme et au fantasme, contre-balance par sa performance très démonstrative, preuve de la conscience qu’elle a d’être une image en répétition. Elle est l’incarnation d’un jeu en boucle.
Le réalisateur éradique finalement la bonne humeur et la soi-disante légèreté de la scène originale, pour tordre son temps filmique. Il insiste de manière à ce que Norma s’oublie jusqu’à retirer de ses souvenirs la dimension sexuelle de son geste. En rentrant à l’hôtel, elle redevient Norma, et se fait frapper par son mari, pour ne pas s’être méfiée du regard des autres. Encore une fois on lui reproche dans l’intime ce qu’on lui admire en public. Si la recherche éternelle du père est la cause de sa folie initiale, l’utilisation de cette souffrance par les hommes qui entoure Marilyn est ce qui la pousse vers la fin. Se couple à ça plusieurs avortements, vus par elle-même comme une malédiction sur sa maternité, mais qui n’est finalement qu’une incapacité à être mère puisqu’elle est la fille incestueuse de tous les hommes – qu’elle appelle « daddy » –. Elle veut garder l’enfant mais on lui refuse sa maternité, sans doute pour mieux conserver l’image de la vierge à robe blanche. On entretient notre objet de désir. Et par « on » il faut entendre « les hommes ».
Blonde est une fresque cauchemardesque, une errance tranquille dans la vie d’une intranquille, un drame, voir un thriller, voir un film d’horreur. En omettant volontairement les joies ou les moments heureux, le réalisateur/scénariste propose une réalité parallèle sombre de la vie de Marilyn Monroe, dans laquelle le glamour est pénétré d’un puissant malaise. On y reconnaîtrait même presque un mysticisme, un érotisme et une noirceur tout à fait lynchéénne. Le film ne s’intéresse pas à la narration Monroe, il ne nous explique pas tout de son historique, mais il réinvente son histoire pour ne s’intéresser qu’au mal-être. Il est en définitive un film sur le mal-être beaucoup plus que sur Marilyn. En tout cela, il est un roman, et non un biopic. Un essai cinématographique sur l’érotisme et l’intime marchandisé, un cauchemar collectif qui décortique le culte de la célébrité, un long voyage dense qui ne dit rien de ce qu’a réellement pu être Norma Jean ou Marilyn Monroe, mais qui décrit la nausée interminable que provoque le fantasme collectif. Une piqûre de rappel indispensable : l’invention du sex-symbol est un processus de mort.