Véritable stakhanoviste du cinéma, Woody Allen reste un des derniers géants à tenir, depuis plus de quarante ans, le rythme calibré d’un film par an. Ce constat, fatiguant, répété à chacune de ses nouvelles réalisations, existe car il témoigne d’une anomalie particulière au sein d’un 7e art Américain gangrené par la lenteur de ses productions. Du haut de ses 77 ans, le cinéaste New-yorkais parvient pourtant encore à nous surprendre, années après années, et tord le coup aux insupportables critiques qui, dès lors que le cru annuel ne leur plait pas, crient à «l’année de trop», comme si, avec la cadence qui est la sienne, Allen ne pouvait se permettre de rater un film. La vérité est pourtant tout autre, ses dernières réalisations l’attestent : le metteur en scène est toujours en forme et le prouve, une fois de plus, avec Blue Jasmine.
Après de nombreuses escapades européennes, le réalisateur retourne aux sources : New-York, sa ville natale. Un endroit qui l’a beaucoup inspiré durant toute sa carrière mais qu’il a régulièrement négligé ces dernières années. Une omission s’accompagnant du retour d’une autre : le portrait féminin, grand thème Allenien jusque l’éternel qui fait son come-back sous les traits d’une actrice longtemps désirée par son cinéaste : Cate Blanchett. Un rôle difficile, complexe, dépeignant la folie d’une femme qui a tout perdu alors qu’elle avait tout. Un personnage hautain, cliché de la femme au foyer bourgeoise entretenue par son richissime mari à qui tout réussi. Sauf une chose, malheureusement pour Jasmine, qui découvre (sans vraiment l’être, c’est là tout son déni) qu’Hal (Alec Baldwin) est un escroc de la finance, façon Bernard Madoff. Désormais ruinée (ou presque), visiblement névrosée (qu’elle n’était déjà), dépressive, fragile, instable, Jasmine French quitte New-York et part vivre dans les quartiers pauvres de San Francisco, chez sa sœur, qu’elle a longtemps méprisée.
Cette chute, brutale, rend compte, chez Allen, presque d’une allégorie mythologique ou d’une morale enfantine. Car la déchéance de Jasmine peut avoir plusieurs échos, notamment religieux, où la prétention de celui qui avait trop cause irrémédiablement sa fin et donc le bonheur de ceux qui n’avaient pas assez. C’est d’ailleurs le ressentiment qui nous guette tous : voir cette individue s’écrouler, après autant de dandysme, d’arrogance, cause inévitablement la satisfaction coupable du spectateur. Un jugement âpre, injuste, sans doute, qui omet la compréhension du personnage et de sa psychologie mais qui a le mérite d’exister. D’autant plus au reflet de sa contradiction principale : Ginger, sa propre sœur. Bien qu’adoptées, ces deux femmes, très différentes, ont vus leurs destins prendre des directions diamétralement opposées. Sally Hawkins, l’interprète de Ginger, aperçue dans l’euphorisant Be Happy raconte : "Jasmine a toujours dégagé quelque chose d’attirant. Elle était plus intelligente, plus jolie et plus élégante de naissance. Ginger s’est toujours vue comme l’enfant non désirée et non aimée – un peu comme la brebis galeuse." Son personnage, bien plus humble, renvoie quelque chose de sympathique au détriment de sa sœur, antipathie incarnée.
"Dès le début du film, on comprend que Jasmine est paumée. Il lui est déjà arrivé de parler toute seule, et elle a eu de gros problèmes personnels. Elle est au fond du gouffre, à la fois financièrement et psychologiquement." indique Woody Allen. C’est cette évolution, en avalanche, qu’il a décidé de mettre en scène, notamment à travers de multiples flash-backs permettant une meilleure compréhension de son origine. Des retours en arrière qui éclairent sur son passé mais aussi sur son présent, où le poids de ses erreurs, de sa mythomanie incessante à sa dépression constante, rejaillit sur son nouvel entourage. Comme pour mieux les faire tomber avec eux, Jasmine reproduit les mêmes mauvais choix qu’auparavant : dénigrement des statuts sociaux inférieurs, recherche du même type d’homme, médisance sur les choix de sa sœur, absence de remise en question, en somme : une bombe à retardement.
Ce rôle, à priori détestable, confié par le metteur en scène à Cate Blanchett n’en a que l’image, puisqu’il faut tout le talent de l’actrice pour éviter le rejet de ce protagoniste pivot autour duquel tourne tous les thèmes du film. Dans une performance hallucinée, hallucinante, l’actrice Australienne, originaire de Melbourne, livre une prestation oscarisable qui dépasse l’entendement. Dans ce qui s’avère être le rôle de sa vie, la comédienne fait étalage de son génie et nous fait vivre une palette d’émotions d’une rare intensité. La Jasmine qu’elle incarne on l’a méprise, on s’en moque, mais on apprend aussi à s’y attacher, à en avoir pitié, à s’en émouvoir puis à vouloir qu’elle s’en sorte, qu’elle retrouve le bonheur. Dans la lignée d’une composition si désespérée, Blue Jasmine se révèle comme une des œuvres les plus pessimistes et dramatiques de son réalisateur, habitué à la comédie ou au comique, même dans ses métrages les plus noires.
Autour du portrait édifiant d’une femme en chute libre, Woody Allen livre un drame puissant d’un rare nihilisme. Porté par la prestation ahurissante d’une Cate Blanchett hors d’elle, Blue Jasmine brasse les thèmes de l’argent, de l’amour, de la solidarité et de la folie avec une maîtrise du dialogue toujours intacte. Dopé au cinéma, le septuagénaire n’avance qu’avec sa caméra. Son dernier cru, équilibre insolent entre émotion et désespérance, confirme toute sa bonne santé. Une année de trop ? Woody rigole. Nous aussi.