Dans la vie, il y a des injustices.


Plein de misérables faquins, voleurs violenteurs et autres assassins peuvent vivre leur vie en toute impunité ; les betteraves sont unanimement considérées dégueulasses ; Wes Anderson n’a jamais chopé un Oscar de sa vie ; etc, etc.


Mais parmi ces innombrables injustices, il en est une contre laquelle ma voix doit s’élever au jour d’aujourd’hui – expression dégueulasse mais emphatiquement appropriée – : Neil Jordan est un parfait inconnu.


Et pourtant, ce type est génial.


Alors, c’est clairement pas le genre de réalisateurs que vous verrez dans les listes des plus grands génies du cinéma ; c’est plutôt le genre qui sort assez régulièrement des petits films, sans grand éclat ou promotion, parfois directement en DVD, souvent sans moyens trop conséquents, mais sans avoir ou revendiquer un statut de réalisateur indépendant non plus. Il est typiquement dans cette frange médiane du cinéma, celle où il est le plus facile de rater des choses intéressantes – et a un peu écumé tous les styles. Il a notamment créé la série Les Borgia dans les années 2010 (avec en tête d’affiche Jeremy Irons, qui pour tout le monde est Scar dans Le Roi Lion, mais qui pour moi restera toujours le méchant de ce « chef-d’œuvre » qu’est le film Donjons & Dragons), fait pas mal des films sociaux un peu à la Ken Loach sur le conflit en Irlande du Nord (The Crying Game) ou sur la condition des transgenres (Breakfast on Pluto), et adapté des tonnes de bouquins divers et variés en long-métrages. Et son travail d’adaptation est probablement ce qui a donné naissance à ses œuvres les plus intéressantes, notamment lorsqu’il s’intéresse au fantastique.


Sa première incursion dans le domaine, en 1984, c’est La Compagnie des Loups, adapté de la nouvelle éponyme d’Angela Carter. La madame Angela, c’est un auteur absolument génial et assez méconnu, très intéressée par le féminisme d’une part, et par les mythes, fables et autres contes d’autre part. On sent qu’elle a sévèrement potassé sa Psychanalyse des Contes de Fée, et elle s’en sert pour livrer des analyses crues et incisives des rapports de force entre sexes dans un univers baroque, rococo et cru à la fois. Si l’sujet vous intéresse, je vous recommande fortement The Bloody Chamber, le recueil d’où est tirée la nouvelle adaptée par Jordan, où elle reprend tous les contes de fée classiques mais du point de vue des personnages féminins, ou encore son superbe roman Nights at the Circus. Enfin, je ne veux pas trop m’étendre sur ce film, parce que je pourrai en parler pendant des heures, et que je considère que c’est une des meilleures pellicules sur lesquelles j’ai posé les yeux ; je me contenterai de dire que Jordan, en travaillant en collaboration avec Angela Carter, arrive à sublimer un matériau de base déjà assez extraordinaire, en donnant une véritable ampleur glauque à une histoire au final très simple, voire simpliste (en l’occurrence, le petit chaperon rouge). Dix ans plus tard, il récidive avec Entretien avec un Vampire, adapté du livre d’Anne Rice. C’est son film le plus connu, sans aucun doute, surtout grâce à son casting de fou furieux et c’est encore une modernisation excessivement réussie d’un vieux mythe littéraire, notamment grâce à l’injection d’une saine dose d’érotisme.


Et puis, vingt ans plus tard (saluons la régularité), Byzantium arrive. C’est encore une fois l’adaptation d’un ouvrage écrit par une femme (ce qui est important thématiquement), en l’occurrence la dramaturge anglaise Moira Buffini (je vous filerai bien le nom de la pièce en question, mais il divulgâche l’intrigue). Pour vous donner un résumé, le film suit deux jeunes femmes, deux sœurs : Clara, jouée par Gemma Arterton, et Eleonor, la plus jeune jouée par Saoirse Ronan, qui vagabondent dans les coins les plus gris et déprimants de l’Angleterre moderne, passant de ville en ville et laissant en général derrière elles une traînée de cadavres. Un jour, elles arrivent dans une petite station balnéaire, qui est apparemment un endroit qu’elles connaissent bien, et où se sont déroulés il y a longtemps les évènements qui les ont amenées à adopter ce style de vie si particulier. Le film se divise alors en deux parties, racontant d’une part en flash-backs lesdits évènements, et de l’autre les tentatives que font les sœurs pour se reconstruire une vie, nichées dans un vieil hôtel appelé le Byzantium, et la romance qui naît entre Eleonor et un lycéen, Frank (Caleb Landry Jones, qui a un petit rôle dans les derniers films X-Men), atteint d’une leucémie. En voilà un scénar qui respire la joie !


Je vous fait la version courte, avant de commencer à balancer les spoilers : c’est un très, très beau film, impeccablement réalisé, impeccablement interprété, une réactualisation magistrale des thèmes de la littérature gothique, et une des œuvres les plus féministes de ces dernières années ; s’il vous intéresse, je vous suggère vivement de vous le procurer, si possible sans regarder les divers résumés trouvables sur internet, qui tendent à divulguer quelques détails, certes relativement mineurs, sur l’intrigue.


Bon, bref, balançons : Eleonor et Clara sont donc des vampires. Le lien entre vampirisme et féminité, ce n’est pas exactement une thématique nouvelle, notons bien. Dès le bouquin de Sheridan Le Fanu, Carmilla, en passant par les multiples films d’épouvante à fort quotient nichons de la Hammer, il y a une connexion. Connexion passant évidemment par la bonne vieille symbolique judéo-chrétienne et passablement patriarcale qui fait de la femme une tentatrice souvent malveillante, mais qui trouve aussi une justification dans le fait que l’acte d’hématophagie a quand même de très, très lourdes connotations sexuelles, notamment dans son lien à certaines pratiques (… pas besoin de vous faire un dessin, si ? Lisez Le Baptême du Feu d’Andrezj Sapkowski si vous voulez plus de détails).


Mais là, il y a beaucoup plus d’éléments intéressants, avec en premier lieu le fait qu’on oppose si fortement les deux sœurs et les mâles vampires qui les traquent, une confrérie sans nom. Dans les mains d’hommes, le vampirisme n’est qu’un outil de plus, un autre moyen d’exercer leur autorité sur les faibles, dans toutes les définitions du terme : évidemment, on joue ici sur le mythe conspirationniste d’une société secrète tirant toutes les ficelles derrière les structures gouvernementales, mais surtout, c’est une magnifique allégorie pour le patriarcat, confisquant les moyens d’atteindre la connaissance et la puissance à toutes les femmes, et, quand une d’entre elles, Clara, parvient enfin au statut qu’elle convoitait, ce n’est qu’en se débarrassant d’un homme moins méritant qu’elle mais qu’on lui a préféré, le capitaine Ruthven, cela seulement pour se voir infliger des limitations et contraintes injustes, qui nient précisément ce qui fonde sa féminité : la capacité de créer la vie. En l’occurrence, ce pouvoir créateur de vie, ou plutôt de non-vie, est confisqué par des hommes qui créent leurs rejetons vampiriques sans l’entremise de la femme : premier lien du film à la littérature gothique – car après tout, qu’est-ce qu’essaye de faire Frankenstein, par exemple, sinon de créer une vie sans reproduction biologique ? Et puis il y a ce lien très fin fait entre deux « créatures de la nuit », pour ainsi dire, le vampire et la prostituée – un sujet un peu trop délicat pour que j’élabore longtemps dessus, mais qui en tout cas nourrit profondément la trame du film.


Cette division atteint son apogée avec ce mot de « Byzance » qui donne son titre au film. Byzance n’est mentionnée que deux fois : l’hôtel dans lequel les deux héroïnes trouvent refuges s’appelle le Byzantium, et, à la fin du film, elles doivent être exécutées par une lame ancienne, ramenée en Angleterre après le sac de Byzance. Pour les hommes, ce mot de Byzance est accolé à une épée, un moyen d’agression, d’oppression même – qui plus est, une épée trouvée durant un massacre motivé par la cupidité (https://fr.wikipedia.org/wiki/Si%C3%A8ge_de_Constantinople_%281204%29) ; pour les femmes, c’est un refuge, et un moyen de commencer une nouvelle vie, de subsister pendant un temps – un moyen arraché à un homme, soit dit en passant, et qui plus est à un homme qui est la preuve vivante que la domination d’un sexe sur l’autre est une absurdité, puisqu’il se voit ruiné et incapable de poursuivre l’entreprise qu’avait lancée sa mère.


Cette lutte se retrouve au final incarnée par le personnage de Clara – Eleonor, elle, est liée à des enjeux bien différents. Eleonor est la femme d’une histoire, l’histoire rocambolesque de sa vie, qu’elle ne peut s’empêcher d’écrire et de réécrire constamment, jetant les pages au vent dès qu’elle conclut une itération. Les réécritures constantes de son texte, de son opus magnum, ne sont pas très éloignées du cycle sans cesse répété de sa vie : arriver dans une ville, s’enfermer pendant que Clara gagne de quoi subsister, chasser, s’en aller poussée par les circonstances, arriver dans une nouvelle ville. Sa vie n’évolue qu’une fois qu’elle retourne dans sa ville natale pour faire face aux faits bruts et à ses propres traumatismes, sans le truchement de l’écriture (et d’ailleurs, ce retour est l’occasion pour elle de prendre des cours d’écriture créative, dans la pièce même où elle dormait plus jeune) ; une fois qu’elle commence à écrire pour quelqu’un d’autre qu’elle-même, qu’elle commence une relation (avec un hémophile, évidemment, parce que paye ton symbolisme) et qu’elle offre à cet homme son histoire. Après, quel intérêt dans une histoire que personne ne peut lire ou entendre ? (vous me le direz, hein, parce que j’en sais rien – c’est bien pour ça que j’ai un beulogue).


Evidemment, en plus, il y a de très forts liens avec le genre de la littérature gothique. C’est un genre fondamentalement lié à des figures féminines : quand c’est pas les auteurs (Shelley, Radcliffe), c’est les personnages. J’ai lu une fois sur twitter ce mot d’esprit : « à tous ceux qui pensent les femmes ne devraient pas écrire de science-fiction : rappelez-vous que le genre a été inventé lorsqu’une jeune anglaise en a eu marre des ménages à trois avec Percy Shelley et Lord Byron ». Et quand on met en parallèle les histoires, par exemple, de Mary Shelley et d’Eleonor, on trouve forcément des liens : des femmes dont l’écriture est hanté par le spectre de la mort, et par tout un ensemble de traumatismes qui donnent la couleur de tout leur univers (oui, parce que Shelley, entre sa mère morte jeune, deux ou trois enfants mort-nés, un mari noyé et une suicidée dans la famille …).


Et au final, Eleonor émerge comme le véritable protagoniste du film – Clara reste trop définie par les hommes, même si c’est en s’opposant à eux. Elle choisit son propre destin, écrit sa propre histoire, son propre conjoint (d’ailleurs – énormes congratulations à Caleb Landry Jones, qui est totalement vraisemblable en adolescent cancéreux et paumé tombant amoureux d’une jeune fille de 200 ans, et qui a une alchimie du feu de Dieu avec Saoirse Ronan), et le film s’achève dans une nature vierge où coulent très littéralement des rivières de sang – de sang neuf, comme indicateur d’un renouveau, d’une société où les barrières entre les hommes et les femmes, les créatures du jour et de la nuit sont rompus, et où les héritages culturels et littéraires du passé irriguent la vie actuelle.


Ai-je à ce stade besoin de préciser que la réalisation de Jordan est sublime, que la musique est incroyablement belle, que la photographie est à tomber ?


Non, je ne crois pas. Byzantium est juste un putain de chef-d’œuvre, et il n’y a rien d’autre à dire.

EustaciusBingley
9

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le 29 déc. 2015

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