Cléo, chanteuse de petit renom, est une jeune femme frivole et belle, de cette beauté scandinave si prisée dans les années soixante. Sa camériste la couve, son amant riche et élégamment débordé la gâte. Avec qui, avec quoi a-t-elle rendez-vous en cet après-midi du 21 juin 1961, jour du solstice d’été ? Avec l’amour ? Peut-être, mais elle l’ignore encore. Avec la mort ? Elle le craint, de toute son âme. Depuis l’instant (17 heures) où elle consulte une cartomancienne peu réconfortante jusqu’au moment (18h30) où un médecin lui livre le résultat guère plus encourageant de sa biopsie, elle ne pense qu’à ce scandale qui lui noue le ventre. Ni sa secrétaire Angèle, si attentionnée à son endroit, ni sa douce amie Dorothée, modèle pour sculpteurs, ne parviennent à lui faire oublier sa glaçante préoccupation. Elle cherche refuge dans la coquetterie, répète ses nouvelles chansons avec son compositeur et son parolier, deux aimables farfelus, puis arrache sa perruque, enfile une robe noire de deuil et s’en va errer dans les rues parisiennes. Elle fuit, quitte son angoisse, la retrouve de nouveau, Colombine toute prête à écouter les propos d’un Pierrot rêveur en uniforme militaire dont la permission s’achève le soir même. La mort est partout sur son chemin : le masque blafard de la diseuse de bonne aventure, vieille femme aux cheveux blancs saisie soudain en contre-plongée telle une Camarde de Dreyer, un enterrement à Montparnasse, l’ironie d’une enseigne ("À la bonne santé"), un petit film burlesco-macabre vu en courant, le passage du signe zodiacal des Gémeaux à celui du Cancer... Loin de rester un leitmotiv abstrait, la pensée s’enfonce comme une écharde dans la chair de Cléo, que la moindre scène un peu anormale, pourvu qu’elle suggère douleur physique ou acrobatie viscérale, révulse et laisse au bord de la nausée. Un avaleur de grenouilles, un acupuncteur de trottoir, le trou laissé dans la vitre d’un café par la balle d’un mystérieux règlement de comptes le font presque défaillir. Dans le climat qu’entretient une telle idée fixe, la superstition s’épanouit. Mais Cléo, qui interroge les cartes et s’alarme d’un miroir brisé, n’est pas seule à vouloir s’en concilier les décrets. Au contraire, ses amis font de cette vigilance à l’égard du sort le plus clair de leurs prévenances. Et Agnès Varda elle-même, qui divise tranquillement son récit en un prologue et treize chapitres, s’arrange pour que tout aille mieux dès que Cléo rend à Dorothée sa générosité attentionnée en lui offrant le chapeau qui lui faisait envie, ce petit bonnet de poil noir qu’elle avait emporté malgré les cris d’Angèle.
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Pendant quatre-vingt-dix minutes, aucune ellipse n’abstrait l’héroïne des lieux traversés et du présent vécu. Si le temps subit les distorsions que lui imposent les états d’âme de Cléo, s’il lambine et donne parfois l’impression de s’arrêter, les sous-titres viennent rappeler, tels les mouvements d’un métronome, l’implacable écoulement des minutes. Au fil de ce parcours, les précisions de tous ordres abondent. Quand on prend un taxi rue de Rivoli pour aller rue Huyghens, on passe, c’est visible, rue Vavin, c’est-à-dire tout près du Studio-Parnasse. L’autobus qui emmène du parc à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière transite, c’est sûr, par la station Verlaine et traverse un peu plus loin la place d’Italie. Il faut donner deux tickets au receveur, comme il faut payer quatre francs pour la course. Si la radio de bord annonce 17h22, ce n’est pas un bobard, on peut régler sa montre. Cette coïncidence entre temps du film et temps de l’action fait ressentir, sous la monotonie et l’inflexibilité de la durée réelle, la souplesse, la compressibilité, l’élasticité de la durée psychologique. Elle rappelle aussi que ces instants ne se baladent pas dans l’éternité, qu’ils s’inscrivent bel et bien dans la marche du monde. Le bulletin parle du Tour de France imminent, des troubles paysans de Bretagne, d’accidents de travail et, par la voix monocorde d’un speaker, de cette guerre d’Algérie qui n’en finit pas. Une fois la brèche ouverte, le soldat permissionnaire dira sa haine de mourir pour rien, avant de se préparer à prendre le bateau du retour. Le réel brille encore dans des plans et séquences où la documentariste Varda s’en donne à cœur joie : des travellings avedoniens chez un chapelier, d’autres dans un atelier de sculpture, le café du Dôme croqué de dent de maître, une psychanalyse rapide du cas Godard selon la méthode du docteur Mack Sennett (avec le concours d’Anna Karina, Yves Robert, Sami Frey et Jean-Claude Brialy), les causeries giralduciennes d’Antoine, mille petit détails utiles et justes sur les arbres, les hôpitaux de Paris, l’amour tel que ne le vivent pas les jeunes filles, la mythologie et autres délectables et ceteras.
Dès la scène d’ouverture tout est dit, ramassé, résumé. Jouant de ses tarots au gré d’un montage coupe-gorge, la voyante parle à Cléo d’un soupirant qui ne l’épousera pas, d’un jeune homme qu’elle va rencontrer, d’un départ, d’un voyage, d’une maladie grave mais qu’elle prend trop à cœur, enfin d’une transformation profonde de tout son être. Plus tard, chapitre II, le thème réapparaît sous forme d’anecdote contée par Angèle : l’histoire d’un paysan des Causses, condamné par les médecins, qui était parti pour un long voyage en Méditerranée et revenu plein de santé dans un village où son épouse, Pénélope malchanceuse, s’était fait tuer dans un accident. Il est paraphrasé de même, toujours avec un contrepoint philosophique, dans le court-métrage où le myope systémique voit tout en noir à cause de ses lunettes. Car ce qui est en jeu dans Cléo de 5 à 7, c’est moins l’obsession de la mort que la possibilité d’en rompre le cercle, le moyen de sortir du monologue ressassé, de rejeter ses œillères, de sortir de soi pour aller vers les autres. C’est le passage presque insensible de l’égoïsme à la communication, dont on peut suivre les étapes dans les dialogues et mieux encore sur le visage des gens, sphinx d’indifférence ou rassurante pythie. Attention trop professionnelle du patron et d’un garçon de café, indifférence pressée de l’amant, curiosité très fugitive des passants croisés sur le pavé, foule du Dôme en petits îlots bien cloisonnés… Rendre compte de ce continuel ballet d’attitudes reviendrait à raconter en détail un film où l’on ne cesse de regarder et de se regarder. Tantôt jeux de miroirs, puisque pour Cléo la figure de l’autre n’est que le reflet de la sienne, plus déformante, plus inquiétante, où l’on risque, comme en un portrait de Dorian Gray réfracté, de voir sa propre mort travailler. Tantôt escrime, où elle ne trouve rien de mieux, pour déjouer l’agressivité de ces regards, que de refuser d’engager le fer. Et pour exprimer cette humeur froncée, la présence gracieuse de Corinne Marchand fait merveille : la chorus girl de Lola est devenue une sursitaire morfondue au fragile visage d’albâtre.
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Mais toutes ces analyses, outre qu’elles isolent des éléments allant de front, laissent la part beaucoup trop mince au charme, à la poésie, à l’émotion, bref aux vastes domaines de l’ineffable. Apprécier l’harmonie de la construction narrative en négligeant la décoration intérieure parce qu’on n’ose pénétrer dans le temple, c’est un peu comme rendre compte d’une comédie musicale en minutant ses mouvements d’appareil, en mesurant leurs angles, en citant quelques lyrics, et en s’en tenant là. Les voies par lesquelles opère la séduction de la mise en scène sont multiples. Voir notamment comment la réalisatrice "personnalise" certains épisodes : le chapitre IV, tout fou, plein de gags et de roulis de caméra, digne de la fantaisie débridée de Bob ; le V, pimpant, tarabiscoté, empreint des minauderies de Cléo ; le VIII, riche de coq-à-l’âne, d’impressions émiettées, de l’unanimisme du reportage. Angèle s’octroie le chapitre II car il résonne de son babil affectueux, Raoul le X car il se déroule au cinéma où il est projectionniste, Antoine le XII car il s’y présente devant la guerre et l’amour. Quels que soient ces degrés de subjectivation et notre acuité de perception corrélative, les différentes "visions" proposées restent cependant purement rétiniennes : ce que l’on voit, n’importe qui peut se le mettre sous l’œil, seuls changent les points de vue. La perspective imperturbablement concrète du film se permet juste deux cillements. D’abord à 17h05 quand Cléo fait l’objet d’un même plan montré trois fois de façon très cut, son visage se déplaçant selon une secousse uniforme, impression bien rendue d’escalier descendu en tempo medium. Puis à 17h50 quand, marchant dans la rue, elle se remémore différentes rencontres : les flashs surexposés épousent alors le fil de sa pensée. Mûrement concertés, ces choix indiquent que Varda est peu désireuse de remettre ses desseins au hasard ou à d’autres forces obscures de divination. Réalisme et sophistication s’imbriquent savamment aux fins les plus élaborées. Tout ce qui tourne autour de l’héroïne, de ses traits, de sa démarche, de sa parure est étudié, stylisé, avec des raffinements que contrebalance une grande minutie dans la vérité de l’ensemble. Les dialogues entremêlent les tirades, les jeux de mots, les maximes, les déclamations, les préciosités frappés ensemble de l’indélébile signe "plus" du talent. L’appartement de l’héroïne est une salle des pas perdus blanche et rococo que traversent des chats. Cléo en déshabillé de satin y évolue entre un trapèze, une balançoire et un lit fabuleux dont on imagine que la cinéaste a vérifié et fignolé chaque feston, chaque astragale, depuis le baldaquin jusqu’aux colonnes torsadées et, c’était bien moins, à la courtepointe. C’est la Varda’s touch : goût du document humain frappé d’insolite, recherche d’un style constamment épris de lumière, sens vif de tout ce qui peut, inséré dans sa gangue, assurer l’approche frémissante des moments de vie et leur prédominance sur l’argument dramatique.
Le film, en effet, raconte moins une histoire qu’il ne retrace le cheminement amenant l’héroïne à voir le monde avec des yeux nouveaux. Tout y est nuances, brèves et subtiles notations, imperceptibles modifications d’éclairage. Si le Michel Poiccard d’À Bout de Souffle mettait un terme à sa carrière rue Campagne-Première, c’est Cléo qui fait sentir en un courant d’air cette mouvance "Rive Gauche" ayant pour centre Montparnasse (avant la tour) et pour bordure le parc Montsouris. Agnès la scénariste invente des chapitres strictement segmentés autour du malaise de sa protagoniste ; Varda la photographe en profite pour faire le point, de minute en minute, en de somptueux pano-travellings. Mais pour qu’une idée se concrétise, il ne suffit pas d’une adéquation technique avec le sujet, encore faut-il qu’elle imprègne la pellicule et que le trajet moral du personnage soit le seul enjeu du pari. Cléo enfant gâtée, Cléo bêcheuse, Cléo qui tempête, Cléo qui fait joujou avec son corps et ne donne pas son cœur, Cléo à qui des chansons intitulées L’Allumeuse, La Menteuse, Moi, je joue vont si bien, cette Cléo-là va changer. Le lieu, c’est un jardin plein de chants d’oiseaux, de cascatelles et de prairies lunaires. L’instrument, c’est Antoine, presque le premier venu — des premiers venus comme cela, on voudrait leur ressembler. Sur un ton grave-amusé, humble-assuré, sentencieux-plaisant, il l’entraîne dans un de ces dialogues d’amitié amoureuse et de complicité grandissante qu’on imagine seulement les yeux clos, à la lisière d’un sommeil qui n’en finit pas de reculer. Vingt minutes d’un mouvement ample et régulièrement ascendant, au cours desquelles la jeune femme cesse d’être un tyrannique sujet et s’objective pour devenir partie d’un couple en gestation. Puis une fleur offerte, une main saisie, des adresse échangées et l’esquisse de projets communs. Cléo abandonne alors, l’une après l’autre, les dernières dépouilles de sa peur. Elle est armée pour entendre le verdict du docteur. Lorsque celui-ci lui apprend qu’elle est vraiment malade, un sourire lui monte aux lèvres. Finies l’incertitude et la solitude : elle est prête, désormais, au combat pour la vie. À la fin, épaule contre épaule avec Antoine, elle lui donne son premier sourire, pas très fier encore, et son premier regard. La carte n°XIII est retournée, pour Cléo le voyage commence, elle n’est plus une femme qui se complaît, qui se tourmente, qui reste dans ; elle est une femme qui va à. Maudites lunettes noires !
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