L'étendard sanglant est levé

Climax n'a pas de solution, il ne propose rien, il n'est qu'un regard, une sensation. Il s'invalide presque lui-même en présentant son générique de fin au début, se terminant ainsi avant même d'avoir débuté.


La prémisse de Gaspar Noé avec Climax, précédé de films tels que Seul contre tous, Irréversible ou encore Enter the Void, est d'éviter avec le plus grand soin possible tout cynisme et toute vision désabusée.
Le résultat de cette utopie recherchée est un microcosme de diversité, de couleur de peau, de nationalité, de sexualité et de religion, des individus réunis littéralement sous une grande bannière française brillant de mille feux, une troupe qui danse ensemble, parasitée par aucun regard extérieur, au climax de l'extase que représente la liberté créative pure. Les corps des danseurs s'entendent et se comprennent parfaitement, travaillant en totale harmonie sur un objet artistique beau et fort.


Vient le début de la "fête". La machine déraille doucement, le métronome se dérègle à partir du moment où ces différentes individualités commencent à se parler entre eux, à échanger leurs idées propres.
A la suite d'un second passage chorégraphié, qui est le véritable climax de Climax, une sorte de perfection de bien-être précédant de peu le bad-trip, un second générique se lance, que l'on comprend être celui qui se serait traditionnellement trouvé au début. Cela veut-il dire que le vrai film débute enfin, ou alors que Gaspar Noé, ses acteurs et ses techniciens ne veulent plus rien avoir à faire avec la suite du film ? Sans doute un peu des deux. Le film se terminera simplement sur son titre, sans aucun nom supplémentaire.


Alors seulement, comme une évidence terrible et inévitable, débute le cauchemar.
Noé s'arrange pour que son film abroge totalement la question de choix. A partir du moment où ces individus se retrouvent ensemble, ils n'ont plus le choix. Ils boivent la sangria dans les mêmes saladiers, écoutent la même musique, respirent le même air et ne peuvent implicitement pas se quitter. Ils sont obligés d'être ensemble mais, telle une mauvaise réaction chimique, ne peuvent simplement pas l'être. La violence devait arriver, la mort devait arriver, l'inceste devait arriver, ce bébé ne devait pas naître, ces cheveux devaient prendre feu, cette clé devait être perdue... Évidemment, c'était inévitable.
Leurs corps, presque naturellement, se séparent, se mettent à danser de manière saccadée et individuelle, entrent en conflit, sont poussés à bout, se font mal. Les cris des danseurs sont de plus en plus nombreux, forts, dissonants et disparates, en contraste avec les cris de guerre et de cohésion que ces mêmes danseurs produisaient lors de leur chorégraphie.
Ils ne peuvent plus fonctionner ensemble car ils se sont soudain tournés vers eux-mêmes, occupés seulement par leurs propres intérêts et obsessions.
C'est comme s'ils se mouvaient par autre chose qu'eux-mêmes, quelque chose de plus fort. Ils sont sous influence, contrôlés, possédés (en parlant de Possession, Noé le sort de son placard et convoque notamment, sous les traits de Sofia Boutella, une version revisitée actuelle d'Isabelle Adjani littéralement tout juste sortie de son couloir de métro sous la caméra de Żuławski.)


La réalisation de Noé est comme d'ordinaire tape-à-l'œil, avec sa traditionnelle "caméra flottante" - marque de fabrique, et pourtant, en réalité, elle se met en retrait. Elle illustre à la fois l'état intérieur des personnages mais sert aussi à mettre le spectateur dans un état similaire, ce qui fait que l'on ne la remarque presque plus. C'est le tour de passe-passe du début d'Enter the Void mais sur une plus longue durée et de manière moins flagrante et plus organique.
D'ailleurs si quelqu'un est à son climax dans ce film, en dehors de l'incroyable Sofia Boutella, c'est bien Gaspar Noé. On le sent extrêmement lucide sur ce qu'il est en train de créer, bien loin de l'élan impulsif qui caractérisait Seul contre tous et dont on trouve quelques résidus dans Irréversible. Ici, il sait parfaitement où il va et applique à la lettre une méthode perfectionnée sur plusieurs années. Sous les tours performatifs de cadrage, c'est presque la froideur clinique qui prime. Noé mène sa démonstration avec une telle évidence et un tel flegme qu'il est presque impossible de la contredire lorsqu'il arrive à la conclusion inévitable de l'impossibilité du vivre ensemble.


Le réel sujet de Climax n'est ni la danse, ni le LSD (ces deux éléments ne sont que des accélérateurs, des loupes, des déclencheurs à la limite.) Ce sont en réalité les relations et les comportements humains qui sont ici sous les projecteurs. A ce titre, la toute dernière minute du film est presque de trop si on la pense uniquement en terme de fable et de narration. Si on y pense cependant de manière légèrement détournée, elle fonctionne malgré tout. On se retrouve avec un personnage ayant orchestré le chaos, un personnage étant donc le réel chorégraphe (metteur en scène ? Réalisateur ?) de la situation. Elle fonctionne car c'est la manière qu'à Noé de rappeler au spectateur que malgré l'inévitabilité des évènements, c'est lui qui reste aux commandes, pour le pire et surtout pour le meilleur.


Le problème est-il que cette troupe de danse n'aurait jamais pu vivre ensemble, que la formule chimique n'aurait fonctionné sous aucune circonstance, ou alors qu'elle ne pouvait simplement pas vivre ensemble en France, au climax du climat de leur (notre) époque ?

Qu3ntin
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le 28 sept. 2018

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Quentin Rybczak

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