C’est l’histoire d’un jeune homme velléitaire venu passer ses vacances à Dinard pour y traîner sa tignasse ombrageuse de Corto Maltese anorexique. Il rencontre Margot, thésarde en ethnologie qui, sous couvert d’amitié, lui fait une cour ambiguë, puis Solène, une fille de feu adjudantesque qui se jette dans ses bras sans jamais se donner à lui. Il retrouve enfin la lunatique Léna, son égérie qu’il donne pour fiancée officielle — traité unilatéral prestement démenti par l’intéressée. Gaspard est un dandy. Le seul estivant en pantalon sur un rivage de jambes nues. À l’instar de la Delphine du Rayon Vert, ce "vulgaire touriste" se voudrait différent. Un jour, un graphologue lui a dit qu’il se révélerait à trente ans. Alors, il attend. Comme s’il souhaitait prolonger l’âge des possibles. Sa philosophie personnelle tient en une formule : "Demain est un autre jour". Il ne défie pas le destin mais l’ignore. Il semble avoir confié au hasard le gouvernail de son existence, ballotté comme un voilier au gré de la houle. Sans tares ni atouts, il se laisse porter par Margot, Solène, Léna. La première est-elle jalouse qu’il lui donne raison en l’embrassant. La seconde lui demande-t-elle de s’engager pleinement qu’il y consent d’emblée. La troisième le repousse-t-elle avec morgue qu’il avoue aussitôt ne pas être à sa hauteur. Entre le 17 juillet, jour de son arrivée, et le 10 août, où il repart aussi seul qu’il était venu, il aura changé mille fois de cap, et la chanson qu’il compose, inspirée du folklore local, au moins trois fois de dédicataire. Gaspard est le Zelig du sentiment, le béni oui-oui de l’amour. Au point qu’on se demande parfois si, avec sa mine de chien battu, ce Casanova malgré lui n’est pas un redoutable stratège. A-t-il le pied marin ? Mène-t-il en bateau son petit équipage ? Est-il rusé comme Ulysse ? Ses airs godiches cachent-ils un loup des mers du Tendre ? "Tu es comme un clochard qui se réveille milliardaire : trois filles en même temps", lui glisse Margot, dans une référence amusée au Signe du Lion. Mais pourquoi ne couche-t-il avec aucune de ses conquêtes ? Est-il Don Juan ou Gros-Jean comme devant ? Minotaure ou puceau ? Hollandais volant ou capitaine boiteux — capitaine-hale-ta-patte, selon les paroles vaguement grivoises du chant marin ?
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Jamais sans doute Éric Rohmer n’a placé au cœur de son dispositif un être aussi dispersé, irrésolu et non abouti, si peu défini socialement, ni fait à ce point énigme du mystère de son identité et de ses aspirations. L’action n’ayant d’autre moteur que les hésitations et tâtonnements de Gaspard, Conte d’été est, plus profondément que les autres opus estivaux du cinéaste, un film de vacance(s). Ici pas d’enjeu philosophique (Conte de Printemps) ou mystique (Conte d’Hiver). Terre-à-terre, gouverné par l’expérience, le récit-éphéméride avance pas à pas et ne promet rien. La villégiature bretonne est une terre inconnue, une p(l)age blanche qui se noircit progressivement des canevas invisibles tracés par les allées et venues des quatre personnages. À l’inverse des grandes œuvres urbaines de l’auteur (tel Ma Nuit chez Maud, où Trintignant suivait Marie-Christine Barrault dans les rues en pentes de Clermont-Ferrand), aucune division, aucun quadrillage de l’espace n’est donné a priori. Avant d’être des lieux, la plage et ses alentours sont des surfaces planes, des toiles désertes sans loi ni structure. Aussi sont-ils pleinement livrés au travail de la mise en scène, à qui il appartient seule de construire une architecture et une géométrie, de borner les territoires, de dessiner les cadres, de croiser les verticales des corps avec l’horizon. Rarement chez Rohmer les plans n’ont été si limpides, le regard n’a atteint l’objet de façon si directe et si rapide, venant le frapper de plein fouet. Pour Gaspard comme pour les trois soupirantes qu’il côtoie, et dans le respect de l’héritage renoirien, la nature est un théâtre. Il est d’ailleurs possible de voir en Conte d’été le film d’un seul type d’agencement visuel : au premier plan, le garçon en discussion avec l’une de ses amies, tous deux filmés de près et parfois en légère contre-plongée ; ils se détachent sur un arrière-plan de mer et de ciel bleu, comme une idée derrière la tête. C’est dans cette enluminure balnéaire que se noue le prétexte funambule de la fiction.
Car sa foncière indécision vaut à Gaspard de se retrouver en délicate posture : il promet à Solène un voyage à Ouessant puis, quand le vent tourne, la même chose à Léna. Ces engagements successifs, aussitôt pris, aussitôt trahis, enfoncent l’inconstant dans un tourbillon de perplexité : à courir plusieurs amours à la fois, sait-on encore qui l’on désire ? Faut-il pencher vers l’une pour comprendre que l’on aime l’autre ? Et quand, à force de fluctuations infinies à rendre idiot le plus féru de marivaudage, c’est la réalité-même du sentiment qui flanche, Rohmer dépose ses personnages, saoulés de mots, au seuil d’une zone transie : les masques du badinage tombent, reste l’angoisse. Que les désirs ressemblent à des flèches venant se briser sur leur cible (Le Beau Mariage) ou qu’ils décident en dernière limite d’en changer (les narrateurs des Contes Moraux retournent toujours à leur situation initiale), Rohmer est moins intéressé par leur nature que par leur itinéraire. Pour Conte d’été, il élabore une scénographie de l’atermoiement et de la tergiversation, de la dispersion des élans en même temps que du repli sur soi. Toujours en couples, les protagonistes ne cessent de se croiser et de se poursuivre, de se tourner autour, de marcher côte à côte, main dans la main ou l’un contre l’autre. Leurs constants déplacements dessinent des zigzags, trajets explosés, rompus, repris puis lancés dans de nouvelles directions. Ils ne vont pourtant nulle part, n’ont aucun but fixe, ne font rien d’autre que s’épuiser en flâneries. Fatalement, les courbes finissent par revenir à leur unique point de rayonnement : Gaspard, homme-centre du film. Pour lui, il n’est d’autre loi que celle de l’instant, c’est-à-dire du plan présent. Les multiples trajectoires brisées s’ajustant les unes sur les autres sont celles d’une volonté qui n’a pas encore trouvé de point d’ancrage. À chaque scène le héros redéfinit avec désinvolture ses objectifs, les rectifie, conçoit le moment qui vient comme parfaitement substituable au précédent. Et le périple envisagé sur l’île n’aura finalement pas lieu, parce que Gaspard rêve de grand large sans jamais larguer les amarres.
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C’est que, entre le strict moraliste et le grand libertin qu’on voit souvent en lui, Rohmer est aussi un maître de l’ironie. Ce troisième volet de la série des saisons est un tel concert de dénégations qu’on ne sait plus à la fin qui trompe l’autre. Qui sont les Iago, qui sont les gogos. Mystère. La nonchalance de Gaspard reflète une nature profonde faisant écho au décor de plaisance où il évolue : il est un dériveur, une éponge humaine dont les déambulations touristiques répondent à un état d’âme. À l’inverse de la rigoureuse disposition établie dans L’Ami de mon Amie, le monde de Conte d’été demeure fondamentalement dissymétrique. La combinatoire des relations s’élabore de travers, l’ordre se dérobe et cède la place à une invraisemblable foire d’empoigne amoureuse. À peine commence-t-on à jeter son dévolu sur quelqu’un que déjà le torchon brûle. Personne n’est au même endroit au même moment, l’un se prête au rôle de l’embrasement quand l’autre joue une scène de rupture. La comédie progresse par heurts, par sauts, par strates. Le cinéaste risque de violents changements d’axe, des raccords insensés, à rebours de toute logique. L’action gagne en opacité, prend l’allure de ce que les mathématiciens (comme Gaspard) appellent une suite de récurrence. À toujours épouser des lignes, à se répéter à l’identique, à n’être recherché que pour lui-même et non pour sa fin, le mouvement finit par s’annuler. Lorsque le piège est clos, que Gaspard est acculé à un terrible dilemme, se prenant la tête entre les mains dans sa chambre, il doit s’extraire du cercle. Aussi se saisit-il d’une aubaine inespérée (un magnéto 16-pistes d’occasion) pour se débiner. Ce n’est pas qu’il soit un lâche ou un individualiste forcené ; simplement, il esquive avec superbe un problème qu’il n’a pas voulu et dont il refuse les termes arbitraires. N’ayant pas l’intention de sacrifier sa vie (ni ses vacances) sur l’autel du tragique, il délaisse ces demoiselles pour son art et prouve dès lors qu’il est bien vivant.
Mais pour en arriver là, il aura fallu que Margot l’entraîne sur les pentes savonneuses de l’introspection. Leurs deux psychés s’accrochent calmement, dans une débauche frivole de jugements définitifs mais toujours remis en question. Tout occupés à communiquer leur être véridique, ils s’illusionnent sur la vraie nature de leur rapport. Les lapsus non verbaux, le langage corporel, la gestuelle de l’émotion affirment la capacité de l’image à capturer ce qui échappe aux mailles trop larges du discours. La moralité de la fable renvoie ainsi à Ma Nuit chez Maud : l’amitié entre un homme et une femme étant possible, les nostalgies les plus fortes sont celles des complicités amoureuses davantage que celles des passions physiques. Ce nectar au ton léger renouvelle un savoir ancien, de haute ascendance courtoise, sur l’irrationnel de nos vies. La caméra mobile bourdonne autour des personnages comme un insecte obstiné auquel on s’habitue après avoir vainement tenté de le chasser d’un revers de main. Purement solaire, la photographie naturelle ne les circonscrit ni ne les découpe nullement dans l’espace d’un cadre composé. Et le film, sinuant entre le sable, la falaise et la lumière évanescente, de s’abandonner à une douce sensualité. Non seulement par la grâce saisonnière de Melvil Poupaud mais surtout via le charme d’actrices très en beauté, de la blondeur floue de la muse rétive (Aurélia Nolin) à l’exhibition de la mangeuse d’hommes (Gwenaëlle Simon, brune accorte qui, le temps de quelques scènes de flirt, fait basculer le climat dans un registre assez torride), en passant par la chair vague de la bonne copine (Amanda Langlet, vive, sensible, épanouie, miraculeusement retrouvée treize ans après Pauline à la Plage). Conte d’été s’impose ainsi comme l’un des épisodes les plus épicuriens du corpus rohmérien. Cette liberté de ton, cette jouissance insouciante de l’instant, cette apologie de la disponibilité vacancière sont résumées dans les mots du vieux marin que visitent Gaspard et Margot : "C’était des chants de distraction, pas des chants de travail." Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?
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