Force est de constater que l’avant dernier film de cet immense cinéaste que fût Yasujirô Ozu s’avère, une fois encore, une perfection de mise en scène et de construction narrative. Il y a cette manière unique de construire ses plans, avec cet immobilisme d’un cadre qui n’en est pas moins débordant de vitalité. Et cette magnifique utilisation des tons dans les films de sa période colorée. C’est un cinéma à la fois singulier et épuré qui malgré ses airs sages et polis peut parfois s’avérer sacrément corrosif, voir presque cynique avec cet avant dernier volet de son immense filmographie.
Dernier Caprice étant un titre français un peu superficiel tendant à ne stigmatiser qu’une partie de cette immense réflexion crépusculaire sur le destin d’une famille, que l’on peut aisément généraliser au destin de toutes les familles, puisqu’il traite du sujet de la fin de vie du patriarche, figure emblématique du cinéma Ozuien. Plutôt que ce titre français d’exploitation, on préfèrera la traduction originale, L’Automne de La Famille Kohayagawa, qui aurait une forme moins simpliste.
Cette sacro-sainte notion tenant particulièrement à cœur à ce cinéaste littéral qui en a fait l’un des thèmes centraux de sa filmographie.
Alors, c’est bien simple, un film d’Ozu se reconnaît aisément à cette manière d’entrecouper des scènes de dialogues, autour de la table familiale pour le pendant intimiste, parfois grave, parfois plus léger, accouder à un bar où l’on disserte sur le temps passé, entrecoupé de scènes où le temps s’écoule au rythme des fumées d’usine et des trains qui passent. Sauf qu’ici, le temps semble s’être arrêté, les cheminées semblent éteintes et les ruelles sont étrangement vides et silencieuses. On sent la fin d’une époque et le début d’une ère plus moderniste dont la culture américanisée montre son influence. Moins de cérémonie du thé et plus de collation à base de bière et de canettes de coca. On se met même à chanter une variation japonisante de My Darling Clementine dans une réunion de jeunes gens.
On suit le parcours d’un patriarche, tenancier d’une petite distillerie familiale qui n’est plus le père tranquille et sage typiquement Ozuien dont toute la famille suit les conseils, mais un sacré zigomars qui prend la poudre d’escampette dès que ses filles lui tournent le dos, pour aller rejoindre son ancienne maîtresse à Kyoto, et dans le quartier de Gion de surcroit, hautement connu pour avoir été une sorte de sanctuaire des courtisanes, et une fille secrète dont il a toujours tut l’existence à sa famille.
Les règles du sacro-saint socle de la famille japonaise représentait par le patriarche exploseraient-elles dans un florilège d’impertinences et d’effronteries subites? Le sage Ozu se parerait-il subitement de l’apparat du cinéaste grivois et immoral ? N’exagérons pas, la sagesse et la retenue finissent toujours par prendre le pas sur toutes les velléités chez Ozu. Dans cet avant-dernier film, il traite d’une sorte de dernier baroud d’honneur d’un homme en fin de vie qui a besoin de se prouver qu’il est encore bien vivant et n’a pour se faire que cette façon de se jouer de la bonne morale déontologique qui voudrait qu’il reste bien sagement chez lui à distiller son savoir en conseillant ses filles et leur choisissant un époux correct. Sauf que celui-ci de vieux sage est un sacré larron en fête que la fatalité de l’usure du temps finira par rappeler à l’ordre.
En cinéaste moraliste très conscient des réalités de l’existence, il conclura cette immense parabole impertinente par une scène d’une ironie sombre presque Hitchcockienne et fera même un extraordinaire pied de nez aux propres clichés accompagnant son œuvre, quand la fumée d’une cheminée d’incinérateur se mettra subitement à redémarrer entraînant cette fois-ci une fatale dilatation du temps. Sarcastique Ozu ?