Ozu fait partie de ces cinéastes qui semblent creuser encore et toujours le même sillon, si bien qu'on se retrouve devant comme en famille, et qu'on peut les voir et les revoir, si on a été charmé une fois, on le sera toujours. Il fait également partie de ces cinéastes qui ne cherchent pas à plaire, qui font des films dépouillés, pas forcément aimables, sans concession.
Dernier caprice est ainsi épuré à l'os : il y a bien sûr la célèbre caméra fixe d'Ozu, et la brutalité des champs/contrechamps lors des éternels et si longs dialogues ne laisse guère place à l'esbrouffe stylistique. Et pourtant, un Ozu au sommet de son art dit beaucoup, avec peu.
Le thème de l'invasion de la modernité occidentale dans le Japon traditionnel est quelque chose qui a été énormément vu dans la littérature et le cinéma japonais depuis l'après-guerre. Or ici, il est omniprésent, mais sans jamais être appuyé, sauf peut-être avec le personnage de fille naturelle de ce patron de petite entreprise, qui s'habille de couleurs voyantes et sort avec des américains. Pourtant, Ozu n'attend pas ce personnage pour s'attaquer à ce thème. En fait, il est même présent dès l'ouverture, nous montrant une ville nocturne saturée de lumières, dont un panneau indiquant New Japan.
Car c'est toujours ainsi que progresse le film, insérant brutalement ses plans de lumières vives dans la nuit, ou l'arête dure d'un immeuble moderne, des plans qui tranchent brutalement avec ces intérieurs aux lueurs plus tamisés, bien qu'une lumière plus forte que les autres y soit régulièrement mise en évidence, comme un rappel de la modernité qui permettrait de dater l'intrigue. Et dans ces décors, une télé encastrée dans un mur, un téléphone soudain extirpé de sa cachette, viennent rappeler également que Ozu filme le temps actuel. Ainsi il atténue le contraste entre les deux mondes, contraste initié par ces inserts lumineux.
Conservateur, Ozu? Pas vraiment, pourtant. Nous avons donc ce personnage de chef d'entreprise vieillissant, tourné vers le passé, entreprise familiale que les employés ne font tourner que pour la vendre ensuite, quand il ne sera plus là, car elle n'est plus compétitive sur le marché actuel. Nous avons également ces jeunes femmes modernes, travaillant dans la ville nouvelle, s'émancipant et faisant fi des manigances des hommes pour leurs mariages. Et bien sûr, cela ouvre la porte au marivaudage, mais un marivaudage qui n'adviendra finalement jamais, puisque les femmes de la famille aiment des absents, que ce soit le mari disparu ou le jeune homme qui a déménagé. Ainsi, dernier caprice prend des airs de comédie romantique sans romance.
Mais avec de la comédie, en revanche : car Ozu extrait des situations une discrète cocasserie qui pourrait presque passer inaperçue, tant elle est légère. Ainsi le côté nostalgique s'en trouve légèrement désamorcé. Car il y a une nostalgie certaine dans Dernier caprice, le titre s'en faisant l'écho (en français du moins, je n'en sais rien pour le titre original). Nostalgie d'un monde en train de s'éteindre, ou plutôt en train d'être absorbé. Mais là encore, Ozu semble prendre le contre-pied de cette nostalgie, dans cette séquence de l'enterrement : voir tous ces acteurs en deuil suivre un cercueil, alors qu'Ozu devait disparaître bientôt, prend nécessairement, à posteriori, une valeur testamentaire. On peut se demander si Ozu, ayant pris acte que le monde qu'il connaît mute et donc disparaît pour une part, ne se place pas dans le cercueil, acceptant de disparaître avec ce monde par manque d'envie de s'adapter. Mais il y a ce contrepoint soudain sur ces pêcheurs échangeant des sentences relevant d'une ancienne sagesse populaire. Ne viennent-ils pas d'un monde plus ancien encore, qui n'a pourtant pas encore disparu? A l'image de cette architecture ancienne à deux pas des barres d'immeuble, les univers peuvent donc coexister, et ne disparaissent jamais vraiment tant qu'il y a des gens pour y vivre. Ces pêcheurs espèrent que c'est un vieux qui meurt, et non un jeune.
Les jeunes doivent vivre donc, et l'avenir leur appartient.