Je ne suis pas dans le secret des Dieux, même pas dans la tête des Dardenne, mais j’imagine les deux frères réfléchissant à leur nouveau projet et posant sur la feuille le principe liminaire qui allait faire le coeur de "Deux Jours, une nuit". Tout est dans le titre et dans un cadre, rigide, fixé dès le début : une prime contre un licenciement, 16 salariés à voir et la moitié à convaincre et surtout, le temps d’un week-end pour arriver à réussir cette quête. Lundi 8h30, un vote aura lieu et à l’issue de celui-ci, Sandra (Marion Cotillard, très bien) gardera ou perdra son emploi. Ce n’est pas encore "24Chrono" mais presque…les enjeux du film sont clairement posés ainsi que la feuille de route de Sandra, personnage point de vue du film (présente dans tous les plans). Tout le scénario peut être schématisé dans ce qui pourrait se rapprocher de la « règle des 3 unités ».

Les frères Dardenne ont toujours su créer de la tension : que ce soit avec "Rosetta" se battant pour son travail, avec Olivier en capacité de tuer le responsable de la mort de son "Fils", avec Bruno cherchant à tout prix le moyen de racheter "L’Enfant" qu’il a lui-même vendu. Et que dire du "Silence de Lorna", véritable film noir en terres belges où l’héroïne risque sa vie. Ainsi resserré, Le cadre de Deux Jours, une nuit sera bien le lieu de toutes les tensions : je dirais même qu’il est du pain béni pour créer un vrai suspense. Tout est fait pour accentuer celui-ci et la mise en scène se met au diapason de cet objectif. Cela peut être sur un travelling arrivant, rapidement et de face, sur un visage dont on attend fiévreusement la réaction (votera-il « oui » ou « non » ?) et la surprise de le voir fondre en larmes (ce que jamais on aurait imaginé). Cela opère plus généralement sur des longs plans séquences, notamment celle du suicide où, suivant Sandra dans sa maison, (de la chambre à la cuisine via l’escalier), on passe par toutes les émotions. Les séquences du vote fatidique, celles qui valideront ou non la quête initiale, et le retournement final sont parfaitement maîtrisés pour créer du suspense. C’est cinématographiquement très fort.

Ne négligeant pas le fond, les Dardenne inscrivent leur film dans une époque, celle d’aujourd’hui et de la crise du monde ouvrier, et dans une problématique forte, souvent délaissée dans le cinéma francophone. Ils dressent un portrait ni à charge, ni à décharge de la classe ouvrière (à travers tous les collègues visités par Sandra). On n’est pas dans une vision mythifiée à la Renoir ou à la John Ford (celui de "Qu’elle était verte ma vallée"...ici on est dans un gris permanent). Mais on n’est pas non plus dans un « salauds de pauvre » caricatural. Et puis, fidèle à eux-même, les Dardenne terminent leur film sur une note d’espoir, substituant à la quête initiale (celle de retrouver son emploi), celle plus belle de retrouver sa dignité.

Cela serait ainsi, tout serait donc parfait ? Non, justement. Sans refaire du profiling Dardenne, on peut imaginer que la paire de cinéastes a pu être effrayée par leur propre scénario et la répétitivité des séquences induites par lui : toutes ces personnes à voir, à la longue, cela peut donner des situations un peu similaires et le risque de lassitude peut être probant. Ce problème est contourné par les durées même des rencontres, brèves. Comme une série de polaroid de situation personnelles et non des portraits psychologiques plus fouillés (On peut le regretter). Rappelons-nous que le spectateur a été invité à voir un suspense social et non une étude sur le désoeuvrement et l’abandon de la classe ouvrière. Mais avec tout ça, la tentation, d’en rajouter dans les péripéties, devient certaine…Quitte à prendre quelques petites libertés avec le réalisme et à charger un peu trop la barque. Il y a le suicide certes, il y a aussi le personnage d’Anne, une des collègues de Sandra, qui tergiverse et quitte tout de go son mari : un vrai don du ciel, peu probable en vérité. Et puis, pour rester fidèle à ce temps imparti, les frères Dardenne écourtent une hospitalisation (à peine quelques heures où il y aurait du avoir une journée). Même avec le droit du travail les deux frères semblent avoir pris quelques libertés. Et à y regarder de plus près, le dilemme de départ, cinématographiquement très fort, est lui-même un peu tiré par les cheveux. Ce n’est plus un cadre, cela commence à ressembler à un carcan.

Ce ne sont là finalement que des petits bémols, mais ce n’est pas à négliger non plus. On serait dans 24hchrono, on se ficherait que Jack Bauer sauve le monde, au mépris du Droit, de la politique, de la logique ou du simple bon sens. Mais chez les Dardenne, inscrivant leur cinéma dans le naturalisme et le documentaire, ces maladresses et autres approximations sont déjà moins permises. Et on en vient à se poser des questions sur l’objectivité même du regard critique que l’on peut avoir sur les Dardenne, victimes eux-mêmes d’un cadre implicite lié à leur propre style et la qualité même de leur cinéma. En ouverture, je disais que je n’étais pas dans le secret des Dieux, peut-être justement que nous jugeons les Dardenne ainsi, à ce point comme des dieux du 7e Art, qu’ils seraient victimes d’un regard plus aiguisé que pour les autres et ne pourraient ainsi s’abroger de quelques menus détails de réalisme, pour faire une oeuvre de cinéma émotionnellement plus forte. Un droit que l’on octroie facilement à d’autres (sans aller chez Jack Bauer) et qu’ils leur seraient purement et simplement refusés. Dans une filmographie exemplaire, "Deux jours", une nuit peut faire figure d’oeuvre mineure et imparfaite. Mais j’en connais beaucoup qui rêveraient déjà d’atteindre un tel niveau.
denizor
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le 30 mai 2014

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denizor

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