Critique de Don’t Look Up de Adam McKay :
La dernière production Netflix raisonne encore comme un manifeste politique, si ce n’est comme une réflexivité environnementale percutante. En dehors des caractéristiques filmographiques relativement inclassables, offrant par ailleurs quelques poncifs déjà bien rodés, on ne saurait blâmer Don’t Look Up pour la prise de conscience qu’il invite à faire advenir.
En effet, le dernier film d’Adam McKay est louable moins pour ses qualités esthétiques, voire pour les quelques brillants jeux d’acteur proposés (on pense évidemment à Meryl Streep, Leonardo Di Caprio ou encore Thimothée Chalamet), que pour sa faculté à imposer avec brio des idées encore peu connues du grand public.
Plusieurs questions sont, nous semble-t-il, soulevées au sein du long métrage. Dans le souci de vulgarisation scientifique qui nous caractérise, en plus des recherches personnelles en sciences sociales que nous menons a latere, il paraît particulièrement bien venu d’en dégager quelques-unes. Les expliciter nous permettra donc de creuser certains aspects soulevés par le film. Toutefois, ce dernier ne sera pas interrogé comme une fin en soi, ni selon un prisme littéraire, il servira uniquement de prétexte pour interroger les points scientifiques sur lesquels son récit s’est construit.
Dès le début du film, un parallèle est très rapidement dressé. Alors que le Dr. Mindy et Kate Dibiasky parviennent à révéler l’existence d’une comète se dirigeant sur la Terre et à alerter leurs concitoyens américains sur la possibilité de destruction qu’elle induirait sur celle-ci, personne ne semble s’en préoccuper. Attitude indifférenciée, silence des médias préférant largement les histoires de sexe de leur présidente à celle de catastrophe eschatologique, spéculation économique sur les possibilités qu’elle induirait en termes de ressources, etc. La comparaison est flagrante tant elle saute aux yeux : le film parle bien évidemment de crise environnementale !
Nullement besoin de refaire ici l’histoire des alertes qui ont été données sur la crise environnementale depuis au moins les années 1970 et sur ses corollaires biogéochimiques enregistrés depuis lors. Il importe toutefois de rappeler, par soucis d’exhaustivité, le traitement de cette question par le carcan scientifique et intellectuel. En France, la question environnementale a été prise en charge dans les années 1980–1990 par deux philosophes majeurs : Michel Serres et Bruno Latour. Dans Le Contrat naturel, le premier inscrivait la question environnementale à l’intérieur de la philosophie politique. Le projet a été repris et approfondi par le deuxième (Politiques de la nature). Selon leurs assertions, la modernité aurait secrété une dualité propre avec d’un côté la société, de l’autre, la nature ; d’un côté la politique avec ses institutions, de l’autre, la science avec d’autres institutions. Grosso modo, la crise environnementale nécessiterait de nouveaux Rousseau, une nouvelle constitution : faire un « parlement des choses », donner des porte-paroles aux non-humains, imaginer aussi des formes dialogiques entre les experts, les citoyens, les industriels…
Cette assertion a été depuis vivement critiquée. Les travaux scientifiques se sont, en effet, multipliés depuis les années 1990 et les Environmental Studies ont notamment su reformuler cette question selon des méthodes empiriques et une conception d’administration de la preuve bien différente. En France, ces travaux sont plus récents : c’est surtout les historien.n.e.s qui en ont traité depuis les années 2000 (Thomas Le Roux, Sabine Barles, Stephane Frioux, Alessandro Stanziani, etc.) La réussite de ces derniers tient en ce qu’ils ont notamment su contrecarrer certaines téléologies véhiculées par les philosophes de la French Theory. Selon ces travaux historiques, la « modernité » n’a jamais vraiment séparé nature et société. Au contraire, on n’a pas cessé de penser les deux de manière intriquée et d’agir en fonction.
C. Bonneuil et J.-B. Fressoz utilisent, à titre d’exemple, le concept d’Anthropocène pour remettre en cause ce discours dominant séparant l’époque moderne en deux : celle, de la modernité naïve, inconsciente de ses actes et puis celle de la modernité « réflexive » (la nôtre), qui serait passée de l’adoration du progrès à la prise en considération des « risques » (Ulrich Beck).Toutes les recherches menées a posteriori invalides ce discours. De Fourier constatant la « détérioration matérielle de la planète » aux savants du XXe siècle pour qui la Grande Accélération était parfaitement visible, il y a toujours eu réflexivité. Sensibilité aux fragiles circumfusa (choses environnantes) au XVIIIe siècle, conscience du rapport entre déforestation et possibilité de changement climatique dès les années 1770, conscience de l’épuisement inévitable des ressources… (Cette prise en considération des problèmes environnementaux n’est donc pas récente, mais a été, cependant, souvent dépolitisée !)
Mais le film interroge notamment un aspect encore plus précis de notre modernité : celui de notre dénégation du problème environnemental et celui de la crise de légitimité vécue par la science (qui plus est en temps de Covid-21 !). En effet, malgré les alertes données par les deux astrophysiciens concernant la comète, personne ne semble s’en préoccuper - ceux-ci détournant le regard aeternam. Bruno Latour a fourni quelques éléments de réponse sur ce point. Par parcimonie, nous en retiendrons qu’un seul (il existe de nombreuses autres explications plus rationnelles : la fabrique du doute en sociologie ou la dissonance cognitive en neuropsychologie/histoire des sciences).
Pour Latour, notre désintérêt pour la crise environnementale résulterait de l’objet Galiléen et de l’importante conséquence de cette révolution scientifique sur notre manière de penser. En effet, en 1610, Galilée publie Le Messager céleste, où il rend compte de ses observations astronomiques (confirme que la Terre n’est pas au centre de l’Univers et qu’elle tourne bien autour du Soleil). Selon Latour, ce dernier projette par là même toute l’humanité vers l’espace, celle-ci spéculant dès lors sur ses possibilités d’exploration de l’Univers et détournant son regard de ce qui se passe sur Terre (de ce que Latour appelle la Nature-Processus).
In fine, pour Latour, cette découverte aurait reconfiguré les modalités de la science durant de nombreuses années, les chercheurs ne s’intéressant guère à la Nature et aux processus biologiques qui s’y déroulent. James levelock est décidément arrivé trop tard ! (climatologue qui a pour la première fois formulé l’hypothèse d’homéostasie et d’auto-régulation propre à la Terre).
Si cette thèse est particulièrement fascinante, elle demeure peut-être trop totalisante. En revanche, Don’t Look Up a largement gagné en saluant ce geste philosophique. Il est la métaphore même de cette théorie Latourienne : lorsque l’humanité regarde l’Univers (ici la comète), elle ne s’intéresse plus à ce qui se passe chez l’Humain…
Pour finir, le dernier film d’Adam McKay aborde la question des géo-ingénieries. A la fin de celui-ci, alors que la comète est tout proche de la Terre (et donc par analogie de la proximité de l’Homme avec la crise environnementale), un riche investisseur promeut des technologies de haut standing afin de la faire dévier de sa trajectoire. Il en est de même aujourd’hui : le désir des « Earthmasters », ces géo-ingénieurs qui rêvent de contrôler le climat. Puisque les aérosols soufrés émis par les éruptions volcaniques peuvent faire baisser l’effet de serre et, par répercussion, les températures, certains scientifiques souhaitent s’inspirer de ce phénomène pour lutter contre le réchauffement climatique. Ils proposent d’injecter de grandes quantités de dioxyde de soufre dans la stratosphère afin de générer un effet de refroidissement du climat. C’est notamment le prix Nobel de chimie Paul Crutzen qui promeut la « géo-ingéniérie ». Néanmoins, les critiques ne manquent pas contre cette manipulation humaine du climat. Les aérosols soufrés réduiraient en effet considérablement l’épaisseur de la couche d’ozone et, puisqu’ils sont cancérigènes, ils entraîneraient des centaines de milliers de décès prématurés…
Mais ces propositions sont surtout symptomatiques de notre manière de penser le système-terre et de la soif de contrôle des « risques » qu’elle subit inlassablement. Pour éviter d’adhérer à la vive critique du capitalisme (Capitalocène), ces ingénieurs promeuvent ainsi des solutions hautement technicistes et participent à la dépolitisation de la question environnementale. Devant l’incapacité des États à limiter drastiquement leurs émissions de CO2 et l’impossibilité à revoir nos manières de vivre, le seul plausible « Plan B » serait le bouclier atmosphérique. Dans Don’t Look Up, ce plan B mène cependant l’humanité à sa perte...