Certains s'imaginent qu'ignorer les romans de Frank Herbert leur garantit plus d'objectivité, ou bien un regard plus neuf sur l'adaptation de Dune par Denis Villeneuve. Ce genre de pétition de principe, entendu vingt fois depuis la sortie du film, me paraît particulièrement inepte, et bien caractéristique du milieu cinéphile dans ce qu'il a de plus limité. Se vanter de ne pas connaître, de ne pas avoir lu, il n'y a plus guère que des professeurs du secondaire syndiqués pour cela.
Le film est majestueux, d'une ample beauté recherchée sans maniérisme, et il paie le prix fort de cette beauté, à savoir une certaine immobilité : très consciemment, le réalisateur prend le contre-pied des clichés et de la rhétorique Marvel des films de SF, il ne met dans la bouche de ses acteurs aucune des phrases qu'on a entendues mille fois, il ne filme aucune de ces scènes mille fois filmées, et même l'envol d'un ornithoptère, le décollage d'une barge spatiale, un défilé militaire, une architecture, portent une marque originale jamais vue ailleurs, et hélas, promise à de multiples imitations et plagiats, comme souvent. Seuls certains espaces et vaisseaux surdimensionnés m'ont parfois rappelé ce que les derniers films de Ridley Scott avaient encore de presque tolérable, à savoir les mécaniques, les paysages et les mouvements lents des astronefs.
Les acteurs sont extrêmement bons. Villeneuve a choisi de donner au duc Léto, le père de Paul, un rôle et une profondeur que le roman ne lui accordait pas, mais cette inflexion se justifie, puisque le sujet est bien l'accession de son fils Paul, jeune homme incertain, à l'âge adulte des responsabilités, hâtée par la mort brutale de son père. En revanche, toujours par rapport au roman, la mère, Dame Jessica, reste un peu dans l'ombre et on souligne ses fragilités bien plus que ses forces et ses plans : à ce titre, Villeneuve a supprimé bien des scènes du roman qui la concernent, et ses choix dans le texte sont judicieux, intelligents, explicables pour des raisons de dramaturgie et d'esthétique ; on est bien loin du n'importe quoi de David Lynch, encore un qui se vantait de ne pas avoir lu le roman...
Enfin, je suis frappé par la grande qualité de l'oeuvre, alors que sur elle ont pesé tous les impératifs de l'idéologie Woke qui domine Hollywood. On le voit à la quantité imposée d'acteurs noirs, et dont la présence, comme dans la publicité, sert à signaler à quel point le réalisateur est obéissant. Ainsi, le blond Liet Kynes, planétologiste impérial et père de Chani, est incarné par une belle actrice noire ; malheureusement, elle n'est pas aussi lesbienne et trans, c'est dommage.
C'est à cela que l'on reconnaît le talent des grands artistes : ils savent imposer leur vision et leur inspiration, même dans un contexte oppressif et chez les tartuffes. Ce film trouvera-t-il son public ? Les amateurs rêvent déjà d'une suite, mais beaucoup pensent que ce film-là ne peut pas plaire à des spectateurs formatés aux produits de série contemporains.