Des rangées étriquées de petits pavillons aux couleurs d’ice-cream. Les femmes seules y collectionnent les bigoudis et se tapent les plombiers pendant que leurs époux triment middle-class. Lâchée comme une militante de la beauté pour tous dans ce quartier où elle réside avec sa famille banale (un mari, une fraîche adolescente et un garçonnet agité), Peg Boggs, déléguée Avon, fait du porte-à-porte. Dans la touffeur de cet après-midi d’été, le butin se réduit à peanuts. Le cartel des voisines lui fait aimablement comprendre qu’elle peut se garder sa gamme de cosmétiques, que ça va comme comme ça. Lasse et désabusée, elle grimpe dans sa voiture, jette un œil dans le rétroviseur. Tout là-haut, massif comme une icône des Carpathes, un château à l’abandon où se terre celui qu’elle ramènera illico presto chez elle. Moulée jusqu’au menton dans une combinaison de skaï à clous, la pauvre créature arbore un invraisemblable attirail de lames coupantes à la place des mains et frétille des ciseaux comme un crustacé agite ses pinces. Elle est balafrée sur toute la figure, mais Peg a ce qu’il faut dans sa mallette magique pour arranger le coup. Adopté. Bienvenue à Edward, joli cœur possible au teint d’endive malade. Que tous l’acceptent d’abord comme un être humain ordinaire, cela n’exprime pas cependant un esprit de tolérance généreusement développé mais une absence complète d’imagination et de recul envers soi-même et envers les autres. Et très vite ça cancane sec dans les alcôves du pâté de maisons. S’incrustant chez Peg pour des barbecues parties improvisées, les dames deviennent folles de lui. La télé s’empare du phénomène avec ses gros sabots. Edward n'est-il qu'une belle plante, caressant le spectateur dans le sens du poil, peignant un monde angélique peuplé de monstres innocents et d'humains compréhensifs ? Tim Burton chante-t-il un hymne à l’assimilation et au respect des différences ? Loin de là. Il se forme peu à peu une menace dans le comportement amical des habitants de cette banlieue-Tupperware, dont les jardins regorgent bientôt de figures et d’animaux géants ciselés dans les troènes. La situation ne tarde pas à se renverser, la bienveillance à se transformer en haine farouche, et la ville douillette en champ de terreur, sous les imprécations d’une bigote qui voit Jésus à sa porte et Satan dans les vibromasseurs. Vierge et harcelé par la cougar de service qui rêve d’en faire l’associé de son salon de coiffure, Edward prend peur lorsqu’elle s’avise de lui sauter au paf. Il aime trop la petite Kim pour s’égayer ailleurs, il la fuit, la matrone crie au viol. La rumeur infondée tourne à la cabale. C’est l’enfer du décor, quand Blanche-Neige croque la pomme empoisonnée. Sauf qu’ici il n’y aurait pas un nain et plein de sorcières haineuses — vous, nous, l’Amérique, la planète entière quand elle sombre dans la furie du lynchage.


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L’origine de l’histoire est d’emblée formulée par une question enfantine, qui établit la jonction avec notre monde moderne, industrialisé et aseptisé : "Dis mamie, elle vient d'où la neige ?" Burton tord le cou aux impératifs scénaristiques : le temps actuel a l'air plus vieux que le temps révolu et le récit abolit les frontières narratives en transportant le spectateur au never-neverland. C'est à la manière d’un drame cosmique que s'ouvre le récit de la grand-mère qui répond, assise au coin du feu, à l’interrogation de sa petite fille engoncée dans son lit. Rêverie sur la poussière humaine, la neige sublime une angoisse de la décomposition, une terreur du morcellement corporel. Elle résulte de la glace déshumanisée en statue par Edward et procède d’un avènement mythique empreint de douceur et de légèreté, miracle qui se renouvelle chaque Noël. Elle perpétue une présence, à l’opposé du phénomène de la marée. L’amour qui transcende la séparation des corps permet, comme la création, geste d’offrande, d’échapper à l’enfermement, ainsi que le suggère la fin merveilleuse du film. Au début, un long travelling surplombe la zone résidentielle jusqu'au manoir et révèle la platitude des maisons, séparées par le vert des jardins et le gris de l’asphalte, dominées par la verticalité du château qui se dresse sur une colline escarpée. Les façades, les voitures, les vêtements et même les visages sont peints dans des tons pastels et sucrés, comme si Peg avait, d'un coup de poudrier magique, remaquillé toute l’agglomération. À l'inverse, le manoir est un bloc anthracite aux allures expressionnistes dont sortira à la fin un nuage de neige, et Edward est cuirassé d’un noir onyx contrastant avec sa carnation d'une pâleur extrême. Les machines y sont voilées de toiles d'araignées, les buissons sculptés ressemblent à des animaux pétrifiés, surpris en plein élan (ici un chat hérissé de rage, là un écureuil stoppé dans son geste). Circonscrit par les deux couleurs absolues, ce royaume s'oppose à la cité vivant au rythme des ballets pendulaires, matinaux et nocturnes. Ce sont des univers irréconciliables qui peuvent être vus comme le rêve et l’éveil, l'imaginaire et le prosaïsme, l'enfance et la maturité.


Moitié Fée bleue, moitié Gepetto, le père d’Edward, inventeur archétypal joué par Vincent Price, eut un jour le désir d’insuffler une âme à sa création. Mais il mourut avant de la terminer, lui octroyant, par son caractère inachevé, l'innocence optimale du monstre originel. Les héros de Burton sont des trépassés qui ne se décident pas à mourir, des enterrés prématurés, des emmurés vivants. L'étrangeté du protagoniste, qui étonne et attise l'intérêt avant d’inspirer l'enthousiasme puis l’exclusion, ne semble jamais improbable aux personnages car l’on se situe dans la logique du conte. Le film aborde simultanément les deux côtés opposés de ce genre littéraire : d'une part le conte de fées populaire et naïf, d'autre part le conte philosophique et satirique. Edward, que Johnny Depp incarne avec des yeux perpétuellement surpris et une bouche maquillée comme celle de Lillian Gish, c'est Candide dans le château de la Belle au bois dormant. Le rôle du conte de fées est d’exprimer, par le prisme du surnaturel, des valeurs et une explication du monde auxquelles l’enfant peut consentir. L'histoire est celle de l’initiation adolescente, des conflits qu'elle engendre avec les parents, des métamorphoses physiques et des problèmes d'identité qu'elle entraîne, de l'éveil à la sexualité. Le héros parvient toujours à triompher des épreuves, et les confrontations se résolvent systématiquement au sein même de la société, dont les signes visibles sont le mariage heureux et la progéniture nombreuse. Or ici, Edward ne s’insère pas dans le corps social, ne parvient pas à se métamorphoser et retourne dans son manoir au temps figé. Kim a vieilli alors que lui reste le même, demeuré conforme à ses souvenirs dans les recoins de sa mémoire. Il aura parcouru trois étapes, sculptant les trois règnes de la nature. S'il paraît dans un premier temps tendre vers l’humain en passant du végétal à l'animal, il s'en éloigne au moment où ses rapports se détériorent avec les habitants ; il privilégie alors l’élément minéral, la glace, vecteur de pureté mais aussi d'éternité. Le sang, qui consacre le passage rituel à l'âge adulte, rougit la robe de Kim tandis qu’Edward ne saigne pas. On peut y voir les symboles transparents d'une forme de reproduction asexuée : du manoir tombent les flocons sous lesquels Kim avoue tournoyer encore, évoquant les danses ancestrales de fertilité.


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Sur le plan idéologique et politique, le cinéaste se montre particulièrement acerbe. Son Pierrot à la tignasse aussi ébouriffée que celle de Robert Smith joue le rôle de révélateur des travers collectifs, avant de conclure à la nécessité de cultiver son jardin. Ce sont les femmes qui, en premier lieu, font l'objet de la charge (nymphomanie, fanatisme, boulimie). Si la séquence de la coupe de cheveux est une parfaite réussite comique, elle met également en lumière le quiproquo fondamental qui sera à l'origine du bannissement d’Edward : lui vit ce moment comme une création d'art alors que Joyce fond de jouissance érotique. Leurs homologues masculins ne sont pas pour autant épargnés : le vieil handicapé qui attend avec une joie sadique la capture du fugueur, le petit ami violent et envieux, véritable bellâtre de lycée, crétin malfaisant et sournois, le petit frère qui se désintéresse du héros à la façon d'un nouveau gadget, après l'avoir utilisé pour sa propre gloire en l'exhibant devant sa classe tel un phénomène de foire. Chez les hommes, chaque période de la vie est échantillonnée, comme une pyramide de défauts. En dehors de Kim, les personnages féminins sont en revanche tous d'âge mûr et offrent un spectre étale de vices et de turpitudes. Cette dissymétrie dans la représentation des deux sexes est le support d'une autre charge sous-jacente : celle du matriarcat. Toutes les femmes agissent de fait comme des mères infantilisant les hommes pour assurer leur domination (voir la nuée de jupes qui s'abat sur le protagoniste lorsque chacune veut lui faire avaler sa salade). Ce sont elles aussi qui prennent les initiatives et déclenchent les deux hystéries collectives, adoration puis rejet.


Mais la diatribe la plus virulente et caustique vise l’obscurantisme et le conformisme de cet univers. Ainsi d'Edward qui n'est qu'une machine destinée à devenir, comme le montrent les pages du manuscrit feuilletées par le vent, un individu au physique conventionnel, n'eût été la disparition prématurée du savant. Celui-ci lui dispensait également une éducation tout à fait académique. En un sens, Peg, qui tente de transformer l'apparence du héros, et son mari, qui cherche à lui inculquer des rudiments de morale, poursuivent l'œuvre entreprise par l’inventeur. Parmi tous les habitants, seul le policier, personnification de la pondération et de la justice, semble ne pas obéir à ce schéma unique. Il est à la fois le plus réaliste, car il ne croit pas qu'Edward puisse s'intégrer, et le plus rationnel, puisqu'il n'imagine pas, dans un premier temps, qu'on puisse avoir des ciseaux pour mains, et pense être confronté à un psychopathe armé de couteaux. Voix de magnanimité et de tolérance (ce n’est pas un hasard s’il est le seul personnage noir), il agit comme une contremesure raisonnable à cette communauté furieuse et sectaire. En toute logique, c’est lui qui reconduira Edward dans son domaine. Le film met donc en scène un monde où l’enfermement menace toujours : seuls la création et l’amour permettent d’échapper au mimétisme maléfique. D’ivresse, il est souvent question : effet de l’alcool, fougue de l’inspiration créatrice, extase charnelle, excitation vengeresse. Mais l’euphorie a pour envers la mélancolie, et la monstruosité du héros révèle par un jeu de miroir celle de la société qui, au gré de ses caprices, fait de l’artiste sa coqueluche ou son bouc émissaire, dissimulant derrière ses engouements ses propres démons.


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Fable polysémique, essai mi-pictural mi-social sur la cruauté des instincts petit-bourgeois et l’impossibilité de vivre son bonheur dans un monde trop hostile à l’altérité, Edward aux Mains d’argent est de ces œuvres rares sur lesquelles à peu près tous les spectateurs peuvent se dire d'accord. Johnny Depp y est pour la première fois extrait aux envies des collégiennes et utilisé à contre-emploi, visage bouffi veiné de cicatrices, corps maladroit guindé dans une encombrante carapace. La candeur d’Edward révèle concrètement les désirs pervers de l'american way of life : le petit espace bien à soi, le petit toutou très agaçant, la choucroute parfumée jusqu’à l’écœurement que les femmes portent en guise de chevelure... Le cinéaste place sous les fers de son héros, en une progression farfelue, les fétiches réifiés d'une civilisation sûre d'elle même. La bigarrure du décor accuse son caractère artificiel, et la photographie (cadrage, contraste violent, perspective) se rapproche tantôt du pop’art tantôt de l’hyperréalisme, les deux tendances picturales qui exposent la superficialité de la vie américaine. Surtout, grâce au couple impossible formé par Kim et Edward et au sentiment inéluctable qui s'insinue entre eux, le film est lentement gagné par une fièvre digne de Nicholas Ray. Ainsi des séquences finales où, alors qu'on se croyait dans Frankenstein, on se voit soudain projeté dans un dénouement à la Fureur de Vivre. C’est par ce genre de glissement totalement inattendu que le film tutoie le sublime. Lorsque l’inventeur pose sur le fuselage un petit gâteau en forme de cœur, il est métaphoriquement signifié que seul l'amour peut libérer de l'aliénation. Edward aura la même faculté à sortir Kim du rang, à l'humaniser par son affection. Le lyrisme éthéré de la merveilleuse partition de Danny Elfman n’a dès lors plus qu’à s’accorder aux images de poudre neigeuse pour que l’on reste désarmé, ensorcelé, profondément ému. Depuis si longtemps que Burton n’est plus réduit qu’à l’ombre de lui-même, c’est cette magie blanche qu’il faut célébrer lorsqu’on veut se souvenir de quelle inspiration poétique il pouvait témoigner.


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Créée

le 2 juil. 2012

Modifiée

le 28 sept. 2014

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Thaddeus

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