Dans les grandes questions philosophiques qu’ouvre le cinéma, je vous propose aujourd’hui – « est-ce que le respect est un principe suffisamment solide pour construire une mise en scène ? ».

Je me suis beaucoup demandé pourquoi, en voyant Emilia Perez, je pensais à Quentin Tarantino. Pas vraiment de points communs à première, ni à seconde vue. Si ce n’est une inflexion curieuse, en termes de carrière. Audiard ou Tarantino n’était pas des gens qu’on aurait nécessairement vus, à leurs débuts, s’installer comme des gens qui font, de façon pleine et assumée, ignorant toute polémique sur des questions (pénibles) de légitimité, des films sur des minorités, utilisant leur crédibilité pour amener dans les salles de cinéma des histoires que l’on n’aurait sans doute pas vues autrement. Audiard en chantre de la vie queer, c’est au moins aussi improbable que l’existence de Jackie Brown. Tant mieux, dans un sens. Qu’il y ait des films comme ça, et qu’ils fassent des entrées, c’est une bonne chose – d’un point de vue social, d’un point de vue économique. Reste, encore et toujours, la douloureuse question du point de vue artistique.

Un autre réalisateur qui m’est beaucoup venu à l’esprit pendant ces deux très longues heures, c’est Pedro Almodovar. Qui a fait de très beaux films dans cette veine-là. Mais beaucoup plus cruels, beaucoup plus extravagants. Almodovar, comme Tarantino d’ailleurs, est quelqu’un qui ne s’embarrasse jamais du bon goût, surtout dans ses premiers films. On embrasse la telenovela, on viole à tous les étages, et la société est peinte comme une mer de peinture criarde et de sang, entre la cour des miracles et le club échangiste. Que ces modes de réalisation ne soient pas un canevas idéal en termes de « représentation » (ce terme terrible !), soit ; qu’idéalement, il leur faudrait un complément, d’autres voix, d’autres techniques, c’est certain. Mais ils ont, dans leur déroulé, dans leur mise en scène, un sens, une cohérence, et surtout une vitalité.

Par contraste, qu’a Jacques Audiard, sur Emilia Perez, si ce n’est le respect de son sujet ? Appréciable sans nul doute, mais est-ce que ça peut suffire ?

Le respect n’est pas, seul, une idée, un mouvement, une construction. Audiard fait de son héroïne une icône – au sens religieux du terme, une sainte de bois et de peinture. Tout doit disparaître, tout doit se plier à cette sainte immobilité, à ce nirvana du genre. Alors que le film est une comédie musicale, le genre même qui donne son sens à l’expression cinématographie, l’écriture du mouvement. Et il y du mouvement dans le film, de belles scènes, très bien chorégraphiées, et portées par une Zoë Saldana qui trouve ici un de ses plus beaux rôles. Mais ce sont des scènes qui ne peuvent être envisagées qu’individuellement, comme vignettes : une fois qu’Emilia a achevé sa transition, après le premier et le plus réussi acte du film, il n’y a plus de mouvement d’ensemble du film, il n’y a qu’une longue succession de scènes, dont on comprend très vite qu’elles vont s’achever sur l’immobilité suprême, le martyre. C’est un choix délibéré de scénario de faire en sorte que les personnages qui bougent – l’avocate, la femme d’Emilia – soient happées par le puits de gravité qu’est Emilia, écrasées par l’ampleur de son charisme, la puissance de sa vocation de femme et de sainte : l’anachorète, elle, passe la plupart de ses chansons immobile, en duo auprès de quelqu’un d’autre (sa nouvelle copine, l’avocate à Londres, son fils, sa femme). Il n’y aucune vie dans le film, aucun air. Encore une fois, délibérément. L’un comme l’autre serait admettre qu’Emilia puisse être humaine, et Audiard, comme figé par la terreur de commettre un impair, préfère le respect à la vie.

On est en droit de se demander si cette idolâtrie, en plus d’être ennuyeuse à regarder, n’est pas en soi une forme d’aliénation. Il vaut mieux être objet de vénération qu’objet de dégoût : idéalement, autant n’être pas objet du tout. J’éprouve une certaine réticence à l’idée de ramener un film à une stricte expérience personnelle, étant l’opposé d’un chantre du relativisme, mais vu que le film se construit sur cette idée de « représentation », je pense pouvoir dire, très personnellement, qu’en tant que personne ni hétérosexuelle ni cisgenre, je n’y ai vraiment pas trouvé mon compte.

Car, et c’est le plus important : le respect n’est pas non plus compréhension. La tolérance, c’est un bon début, mais ça ne peut jamais remplacer une authentique fraternité, bâtie sur un certain niveau de compréhension mutuelle. Et ce n’est pas quelque chose qu’Emilia Perez possède. Ou peut-être, que Jacques Audiard ne possède pas. On se souvient de la fin des Olympiades, son précédent film, qui, après une revendication farouche de se faire le portrait d’un jeunesse anticonformiste et sexuellement fluide, finissait tout de même, comme une comédie de Molière, sur un mariage (évidemment hétérosexuel). La façon dont Emilia Perez aborde la question de la transidentité, c’est un point de vue strictement ontologique, dépourvu de toute ambition pratique, de tout lien à la réalité. Ce qui n’a pas à être strictement inintéressant, mais la réduction à pure esthétique est toujours un pari risqué : à trop contempler l'être, on oublie la politique. Tôt dans le film, un chirurgien s’exclame qu’Emilia ne pourra véritablement compléter son chemin que lorsqu’elle aura changé son âme – et c’est vrai, dans le sens où elle n’est jamais un seul personnage (avec les contradictions intéressantes qu’une telle personnalité aurait amené), mais deux : Manitas n’est pas « elle », mais persiste en elle, de concert avec elle, comme attaché dans son dos à la manière d’un mythe créateur platonicien. Elle n’est pas prise dans sa totalité, mais comme une créature double, qui doit se défaire de sa part mâle, et donc de sa propre capacité pour la violence. Et cette masculinité, cette violence, est étendue à l’échelle nationale, réifiée pour ne faire qu’une avec le système des cartels, la corruption institutionnelle, le crime et les meurtres – d’une manière que l’on peut d’ailleurs trouver plus qu’un peu naïve, toute sortie qu’elle est du petit manuel de l’essentialisme de genre : les narcos seraient donc un simple déversoir pour la masculinité toxique, et pas un phénomène politique, géographique et historique ?

Pour finalement tuer cette part mâle, pour devenir pleinement femme, il lui faut subir. Et le film, d’une manière pour le moins surprenante de la part d’un réalisateur se revendiquant comme progressiste, fait de la violence faite aux femmes, du féminicide même, l’acte fondateur de la féminité. Emilia Perez devient une vraie femme dans la mort, dans la sainteté, dans l’immobilité du reliquaire ou de la bobine de cinéma. Gloire à elle. Mais qu’en est-il de la vie ? De ses contradictions, de ses laideurs, de ses cruautés, mais ses joies aussi ? J’en ai rien à foutre qu’on me respecte, qu’on m’idolâtre, que les foules de mes adorateurs chantent du Brassens autour de mon cadavre – je veux vivre. Et fort heureusement, il y a plein de réalisateurs qui savent capter cette vie. Ne sortira pas dans les salles françaises cette année I Saw the TV Glow, un des films les plus incroyables de la décennie, qui capte avec une tendresse et une violence mêlées et infinies l’expérience de la transidentité. Ou The People’s Joker, le mémoire d’une comédienne trans qui reprend les codes du film de superhéros pour parler d’un parcours de vie chaotique. Et il vous faudrait plonger des heures dans une farfouille à DVD pour trouver une copie de Der Samurai, magnifique film allemand sur le choc de la découverte d’une sexualité ou d’un genre alternatif. N’importe laquelle de ces expériences, pourtant, vous apprendrait tellement plus sur la vie (des autres, et peut-être de vous-mêmes) qu’un voyage dans les chorégraphies stériles d’Audiard. Tant pis. Vous pouvez toujours vous faire un petit Almodovar. Ou même un Tarantino.

EustaciusBingley
3

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le 28 août 2024

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