Fermer les yeux
7.1
Fermer les yeux

Film de Victor Erice (2023)

[critique écrite lors du Festival de Cannes 2023]

Lire Les Fleurs du mal avant Cerrar los ojos, c’est comme aller voir Climax en ayant pris des champis : ça fonctionne bien. Pour la première fois depuis le début du Festival, je ne suis ni à 40 kilomètres de l’écran (comme au Grand Théâtre Lumière) ni à 40 millimètres de l’écran (comme à la Licorne). Centré comme Borloo, en orchestre, je suis prêt à suivre la dernière symphonie d’Erice. L’équipe du film – à l’exception du réalisateur – entre sous les applaudissements. La salle n’est même pas pleine : quelle indignité ! Évacuons d’emblée la polémique autour de la non-sélection en compétition officielle de Cerrar los ojos et de la non-venue de Victor Erice. Il s’est exprimé dans une lettre ouverte, traduite dans Les Cahiers par Fernando Ganzo. Ma traduction à moi : Frémaux se vante, Frémaux se vautre.

Cerrar los ojos s’ouvre sur un film en 16mm. La caméra, par le mouvement des fondus enchaînés, s’approche progressivement d’une statue. Le film est traversé par une dialectique consistant à rendre vivant l’inerte, et à mettre en forme l’invisible. Le tout par le regard, celui de la caméra, celui des personnages. Ouvrez grands les yeux. Pendant une quinzaine de minutes, on assiste à un dialogue entre le Roi et le missionnaire qui relève plus du soliloque royal. Le Roi monopolise la parole, le missionnaire écoute et regarde. Autour de qui Erice choisit-il de tourner son intrigue ? Celui qui ne parle pas, celui qui compense l’économie de la parole par la profusion de son regard. Victor Erice, le retour du roi.

Puis, un autre film débute, à base de champ-contrechamp, d’une image numérique terne et d’un mystère à éclairer. Derrière cette apparente simplicité loge toute la puissance évocatrice du film. Plus encore, de cette simplicité, allant à l’encontre de toute sublimation, naît le miracle. Car à bien des niveaux, Cerrar los ojos confine au miracle. Le miracle qu’engendre le cinéma. Le miracle qui engendre le cinéma. La scène finale est l’illustration de cette connivence : de la mémoire confuse des êtres, on passe au temps retrouvé. Victor Erice lorgne du côté de chez Proust. Le miracle se situe alors dans l’agencement entre Proust, Baudelaire et les moyens du cinéma.

De cinéma, il en est question à travers le protagoniste Miguel Garay, dont le nom suggère l’élévation. Cinéaste mélancolique et désillusionné, il se raconte des histoires. Il ne cherche pas à comprendre pourquoi son ami et acteur Julio a disparu, mais plutôt comment. Il se défait de la logique scientifique pour embrasser l’intuition littéraire. Il ne peut s’empêcher d’imaginer la scène, en témoignent ses murmures qui content les derniers instants de Julio et son interlocutrice, Lola, souriante et clémente, lui dit qu’il est un « peliculero » (aficionado du cinéma ; on pourrait dire vulgairement « cinéphile »). Dans cette scène magnifique, Julio est en état de submersion. Au bord de la falaise, la mer prend la moitié du cadre. L’eau loge aussi dans ses chaussures, qu’il vide avec délicatesse. Au plan large suivant, l’eau apparaît sous la forme d’une flaque en-deçà d’une cage. Celle-ci surcadre en ne conservant en son sein que l’essentiel : la voiture à l’horizontal, le soleil levant, un bout de mer et de plantes, et le corps de cet homme, en position de gardien, focalisé sur l’invisible. La voix de Garay enrobe ce plan : « Solo tenía ojos para la pelota y el jugador delante de él » (il n’avait d’yeux que pour le ballon et le joueur devant lui). Le regard ne voit pas, il imagine. Et c’est là que réside le véritable tour de force d’Erice, cinéaste du regard, et sans doute du Spleen. D’où Les Fleurs du mal en introduction. 

« Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,

Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,

Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,

S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes. »

(LXXVII. – SPLEEN)

Cerrar los ojos est une œuvre sépulcrale célébrant la vigueur du cinéma. La fin est le contrepoint parfait du montage final de Babylon, rempli d’intentions, là où Cerrar los ojos est empli d’attentions. La scène finale boucle la scène d’ouverture. La bobine du film inachevé est le support de la matérialité des souvenirs. Cerrar los ojos boucle El espíritu de la colmena, 50 ans après. Au regard de l’enfant (Ana Torrent) s’est substitué le regard du vieillard (Manolo Solo/Victor Erice), en étant toujours traversé par un même fil conducteur : le cinéma, d’où se frottent le regard et la lumière.

Amèrement, je songe à la phrase de Maria Casarès à Albert Camus « J’attends le miracle toujours renouvelé de ta présence. » 

À l’issue de la séance, je repense à ce que je viens de vivre. Méditation sur le temps et la mémoire ; mes premières larmes au cinéma face à une œuvre « aux ailes de géant [qui] l’empêchent de marcher » ; à la séquence magistrale de My Rifle, My Pony and Me, ovationnée. It’s a Cannes of magic.

https://tsounami.fr/cannes-2023/fermer-les-yeux/

sachamnry
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le 19 sept. 2023

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sachamnry

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