Celles et ceux qui me suivent le savent : chez moi le mot « artifice » n’est pas un gros mot. Bien au contraire.
L’artifice est l’outil principal de l’artiste.
C’est même – étymologiquement parlant – le cœur de l’activité artistique.
Artificium c’est l’habilité. Le talent. La maîtrise.
Habilité à signifier quelque-chose à travers l’objet.
Talent pouvant aller jusqu’à faire oublier la nature artificielle dudit objet.
Le cinéma du réel – le cinéma du vrai – est un leurre.
Dans un art – et notamment dans le septième – seul compte la capacité de l’auteur à nous faire oublier le temps d’un film qu’on est assis dans une salle obscure à regarder des images projetées.
Qu’on soit dans du cinéma naturaliste ou fantastique, un artifice est réussi sitôt on l’oublie.
Et si je prends la peine de préciser tout cela en préambule de ma critique, c’est bien évidemment parce qu’il sera question de cela dans l’approche que j’ai eue de ce Gagarine.


Car Gagarine c’est avant tout un regard qu’on cherche à porter sur un lieu.
Un projet urbain. Un espace de vie. Une utopie…
…Mais aussi une époque révolue qui s’efface.
Or, à partir d’un tel sujet, si ce film avait voulu suivre les habitudes du cinéma hexagonal, il se serait sûrement engouffré soit dans du cinéma naturaliste à la Kechiche, soit dans du fantasme anxiogène à la Audiard.
Seulement voilà – premier bon point pour le duo Fanny Liétard / Jérémy Trouilh – le pari adopté ici est totalement différent.


Les premières minutes sont d’ailleurs assez éloquentes de ce point de vue.
Des images d’archives du passage de Youri Gagarine à Ivry en 1963, le film transite tout de suite sur les lignes surréalistes qu’il reste dans le paysage urbain de cette autre époque.
Le montage est habile tant l’enchainement des plans et l’habillage sonore cherchent en permanence à faire transpirer du lieu l’état d’esprit qui l’habitait à ses origines.
L’apparition du soleil derrière un monolithe de béton donne au projet urbain une allure kubrickienne.
L’écoute des communications du cosmonaute sur fond d’antennes paraboliques sur les toits rappelle comment cette cité a pu être perçue à ses origines comme l’incarnation d’un progrès tangible pour le monde ouvrier.
Et puis surtout, observer les premiers pas du personnage principal dans un couloir teinté de rouge, au ralenti, en plan totalement débullé, donne à ce lieu de vie un aspect totalement futuriste – un futur révolu – qui tranche avec le regard qu’on pourrait traditionnellement porter sur ce genre d’endroit.
Dès le départ donc, Gagarine se pose comme un pur concentré d’artifices visuels et sonores, mais des artifices qui participent à accomplir ce qu’il y a de plus intéressant et de plus noble au cinéma : offrir un regard nouveau sur l’objet qu’on entend filmer.
…Autant dire que – sur ses débuts – ce film a su me brosser dans le sens du poil.


Et pourtant, quand bien même s’engageait-il de la plus encourageante des manières que Gagarine n’a pas su tenir sa ligne.
A se demander d’ailleurs si les deux d’auteurs avaient une ligne bien claire sur ce long-métrage
Partis au départ pour réaliser un documentaire, le duo a fini par bifurquer sur un projet de fiction, d’où peut-être ce résultat un brin bâtard qui ne sait pas trop sur quel pied danser.
Parce qu’après cette introduction qui questionnait le projet grâce à un habile jeu de montage, voilà que le film bascule tantôt dans la fiction « ladjlyesque », tantôt dans le naturalisme kéchichien, pour parfois revenir vers une forme d’onirisme qui n’est pas sans rappeler l’ Asphalte de Samuel Benchetrit.
Le souci c’est que non seulement tous ces aspects peinent à faire corps entre eux, mais surtout – et c’est le vrai problème – c’est qu’à part l’introduction, aucun de ces éléments ne parvient à fonctionner à lui seul et pour lui-même.
…Et c’est là que revient à la figure de ce film – et douloureusement – la question de l’artifice.


Car comme je le disais plus haut : l’artifice fonctionne sitôt nous fait-il oublier que nous sommes en train de regarder un film.
Or, me concernant, sur de trop nombreux aspects Gagarine a peiné à convaincre.
Et plus que les lieux, ce sont surtout les gens qui chez moi ont fait toc.


Un gamin dont les parents sont arrivés d’Afrique au début des années 2000 et qui décident d’appeler leur fils Youri en référence à la cité dans laquelle ils ont débarqués ? …Toc.
Un gamin abandonné par sa mère mais qui peut vivre seul à la maison – chez lui – avec un super télescope qui vaut plusieurs milliers d’euros ? …Toc.
Un gamin qu’on ne voit jamais aller à l’école mais qui dispose des compétences techniques d’un ouvrier qualifié titulaire d’un BTS d’électronique ? …Toc.
Un gamin qui est teeeeeellement attaché à sa cité qu’il fait tout pour la retaper afin qu’elle ne soit pas détruite ? …Toc.
(Je peux encore entendre qu’un vieux qui ait emménagé dans sa cité dans les années 60 ou 70 soit attaché à sa cité. Mais pas un gosse d’aujourd’hui.)
Le jeune petit bobo qui essaye de jouer les dealers de pied d’immeuble ? …Toc.


…Et puis s’ajoutent à cela toutes ces kéchicheries qui nous rappellent l’origine sociale des deux auteurs.
Quand la vieille mamie raconte son arrivée à Gagarine, il faut qu’elle se mette à chanter.
Quand la gamine rom se met à négocier avec le ferrailleur rom, il faut qu’ils se mettent eux aussi à chanter. (Véridique.)
Quand des mamas du quartier se réunissent c’est pour faire une séance de yoga-karaté en dansant et en riant…
Tout ça a des allures de carte postale pittoresque pour bobos de centre-ville en mal de safari en pleine Prolétarie.
C’est certes plus maladroit que blâmable en soi certes, mais le résultat est là.
Les kéchicheries, chez moi, c’est du toc au carré.


Et franchement c’est dommage…
…C’est dommage parce que je trouve que ce film était pétri de bonnes intentions : ça c’était manifeste.
Il y a d’ailleurs de temps en temps de bonnes idées qui surnagent à droite et à gauche.


Je pense notamment à ce plan juste avant l’explosion de la cité, où on a l’impression que cette dernière est en train de décoller comme une fusée.
C’est LE plan du film.
Une idée géniale. Totalement en lien avec ce qui avait été amorcé au début.


De même, cette promesse de début de film à vouloir questionner le lieu sous tout un ensemble de facettes était des plus louables. L’intention était la bonne.


D’ailleurs, conclure le film sur les véritables images de la démolition de la cité, accompagnées de témoignages d’habitants – raccroche habilement les wagons.
Dommage seulement que tout ça se fasse un peu tard.


Mais au bout du compte, le sentiment qui a persisté me concernant ça a été - encore et toujours – cette terrible impression d’artifice factice.
J’ai vu des acteurs.
J’ai lu un scénario.
J’ai perçu une intention.
Mais à part durant l’intro je n’ai jamais été dans le film.


C’est terrible à dire, mais faire du bon cinéma – même avec les meilleures intentions du monde – ça ne s’improvise pas.
Bien traiter un sujet au cinéma – l’air de rien – ça nécessite à la fois de connaître l’art mais aussi et surtout de connaître le sujet.
Et je pense que c’est tout ce qui sépare un film généreux mais factice comme Gagarine d’un film généreux ET maitrisé comme pouvait l’être par exemple les Misérables de Ladj Ly.
Car quand Ladj Ly parle des cités, lui, il les connait. Il y a vécu.
Et même si j’estime qu’il est toujours possible de parler d’un sujet qu’on n’a pas connu dans sa chair – et au fond le succès de la Haine du fils-à-papa-réalisateur Mathieu Kassovitz le démontre très bien – je considère néanmoins que, dans des cas comme celui-ci, il faut savoir se rappeler d’où on parle et savoir faire preuve de modestie.
Car pour avoir lu quelques interviews de Fanny Liétard et Jérémy Trouilh, j’ai vraiment l’impression que tous deux sont venus avec leur bagage de représentations en tête ; cherchant d’ailleurs tellement à les fuir qu’ils ont fini par reproduire un négatif tout aussi ridicule et stéréotypé ; preuve s’il en est qu’ils sont restés finalement prisonniers d’une approche trop superficielle du sujet.


Alors certes, je ne retirerais pas à ce Gagarine le mérite d’avoir voulu explorer un espace qui lui était jusqu’alors inconnu, mais force m’est malgré tout de constater qu’avant lui d’autres s’y sont déjà risqués et ont su d’ailleurs accomplir cet exploit avec bien plus de maitrise et d’habilité.
Rien d’exceptionnel donc pour ma part.
Juste la triste confirmation que, pour espérer nous emmener dans les étoiles, le cinéma a besoin de bien plus que de quelques artifices…
…Surtout si ceux-ci se révèlent en fin de compte si factices.

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le 3 juil. 2021

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