Depuis le début de sa carrière, dans les années 60, Alexei Guerman ambitionne d'adapter "Il est difficile d'être un dieu", roman de science-fiction des célèbres auteurs russes Arcadi et Boris Strougatski. Il voyait originellement ce projet fou comme un réquisitoire contre le régime stalinien, et ce n'est qu'en 2000 qu'il trouvera la nécessité de donner enfin corps à ces obscures pensées. Il en mourra. Après plus de treize ans de production, il laissera "Il est difficile d'être un dieu" inachevé en post-synchronisation - ses proches se chargeront de terminer son travail.


La caméra flottante de Guerman avance au milieu de ces visages difformes, défigurés, grimaçants. Tous sont laids et sales, tous divaguent au milieu de cette orgie glauque de chair et de boue, aucun ne semble ni penser, ni réfléchir. Accablés, empoissonnés, tous suivent un dieu. Un terrien venu leur rendre visite des cieux, apportant de son savoir et de sa grandeur sur leurs pauvres esprits primitifs. Non seulement ces terriens se sentent chez eux, mais ils se prennent pour des divinités : Alexei Guerman parle de l'obscurantisme. « Le monde est en danger », dira-t-il, sans doute effrayé par le nouvel ordre mondial, ses leaders, et le poutinisme. Allégorie politique et satire religieuse, conte philosophique à la frontière du socialisme et du nihilisme, fable macabre désenchantée, mais surtout collision brutale des genres et des thématiques dans une explosion de sens.
On s'aventure dans ce chaos répugnant, où les cadavres côtoient les vivants, où les monstres font partie du décors et où les dieux marchent parmi les mortels. Univers glauque et poétique, qui effraie autant qu'il interroge, et au milieu de tout ça, un cinéaste : Guerman, qui abuse de plans-séquences, d'images gores et de personnages aux traits grossiers. On touche autant au génie qu'au ridicule dans ce déluge d'insanités : on est au-delà du tout. Au-delà de l'idée qu'on a du cinéma, au-delà de tout ce qui a été fait dans le genre, au-delà des mots pour le décrire.


"Il est difficile d'être un dieu" ne ressemble à rien dans l'histoire du septième art. Béla Tarr rencontre Tarkovski, grâce et malaise s'allient pour ce qui se caractérise comme une expérience unique, éprouvante, presque insurmontable, et pourtant irrémédiablement fascinante. Nul besoin de préciser que l'ultime film de Guerman est une oeuvre de division : bouillie indigeste pour certaines, chef d'oeuvre solitaire pour d'autres. Il n'y a presque pas de juste milieu dans l'appréciation de cette fresque politique : le hasard a voulu que "Il est difficile d'être un dieu" résonne plus que jamais dans la conjoncture actuelle, évoquant dans un élan désespéré et presque prophétique le retour inévitable de l'ignorance comme croyance populaire. Devant de telles prémonitions, impossible de rester passif. Monumental.

Vivienn
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le 11 févr. 2015

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Vivienn

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