C'est beau de voir un cinéaste qui, à la fin de sa vie, plutôt que de choisir la simplicité, la limpidité, l'épure, fait tout le contraire de ce qu'on attend d'un vieux. C'est sans doute le tournage le plus compliqué du monde, les situations les plus inextricables. Six années avec des dizaines de psychotiques, dans un marécage, entouré d'oiseaux et d'objets bizarres. Les plans sont toujours obstrués : c'est à travers un fatras épouvantable qu'on aperçoit l'action en train de se jouer. La caméra circule tout le temps, dans ce décor qui est le théâtre du monde, heurte un machin, trébuche sur un autre, affronte des dizaines de regards caméras, subit un contretemps, perd son sujet, accélère, le retrouve. On n'est pas habitué à une telle profusion. C'est déroutant, parfois épuisant. Mais l'épuisement fait partie du jeu. Le film est une dernière course, ou plus précisément un dernier marathon avant de mourir. La troisième heure va totalement dans ce sens : chaque scène pourrait être la dernière - au cas où, ne peut-on s'empêcher de penser : un mélange d'urgence et d'agonie, de prudence et de délire.
Pour autant, ce n'est pas le film d'un jeune homme. Alexei Guerman ne ment pas, il sait qu'il réalise son testament. On attend d'un testament qu'il soit doux et nous laisse en paix ; là, ce n'est pas le cas. Voilà le leg du vieux cinéaste, voilà ce qu'il a compris : rien. Et il nous le hurle au visage. C'est terrible et c'est beau, un peu déprimant (il faut être en forme pour voir ça), sidérant. Avec la reconnaissance, en général, les rages passent. Pas pour Guerman.
Je pense que la source de ce cinéma n'est pas tant à chercher du côté de Fellini (on peut y penser bien sûr, mais Fellini était beaucoup plus clair, plus pop, c'est-à-dire qu'il était déjà du côté de la mort) que de celui de Grotowski. Ou bien, si l'on veut, du théâtre de la cruauté d'Artaud. D'ailleurs, Il est difficile d'être un dieu a quelque chose à voir avec Pour en finir avec le jugement de Dieu : "Là où ça sent la merde, ça sent l'être."
Et quand j'écris qu'Alexei Guerman n'est pas du côté de la mort, je veux dire qu'il est totalement aux prises avec la vie. Chacun des plans de ce film semble vouloir répondre à cette question : qu'est-ce que vivre ? Même pas : qu'est-ce que ça signifie ? Mais vraiment : à quoi ça ressemble ? Et je crois qu'il y répond. Vivre, c'est ces chemins tortueux, dans la boue, dans la merde, avec nos corps qu'on essaie de contenir mais qui nous lâchent tout le temps, avec des gens qu'on pousse, qui veulent nous écraser, et des animaux partout qui nous prennent pour des branches d'arbres si ce n'est pour un repas.
C'est donc un cas à part, unique en son genre. Je ne suis pas sûr qu'on puisse dire : ça m'a plu. La première heure met vraiment une distance entre le film et le spectateur, j'ai d'abord cru que ce serait très complaisant et que je ne comprendrais rien du tout ; la deuxième est jouissive, soudain plus claire, comme un précipité sublime de tout ce qu'on vient de subir ; la troisième est un éventail d'atrocités qui profite de la distance abolie par ce qui a précédé pour nous clouer le bec. Je ne peux donc pas dire que ça m'ait plu, par contre je m'en souviendrai. Et ça m'accompagnera longtemps sans doute.