Rentrons tout de suite dans le vif du sujet.

Est-ce que vous vous souvenez de ces soulèvements survenus en Amérique latine en 2019 ? Vous savez, ces soulèvements durant lesquels on avait vu des émeutiers reprendre à leur compte le masque du Joker de Todd Phillips ; film qui n'était pourtant sorti que quelques mois plus tôt ? Vous vous souvenez de ça ou pas ?

Des figures cinématographiques réappropriées par des mouvements sociaux, l'air de rien, il n'y en pas tant que ça et Joker, premier du nom, en fait donc partie.


Dire ça, c'est déjà rappeler quelque chose qui me semble fondamental sur ce qui a fait l'éclat et le succès surprise du film de Todd Phillips. Joker, premier du nom, avait su entrer en résonance avec un air du temps présent. Il avait mis le doigt sur quelque chose. Il avait touché une corde sensible. Et quoi qu'on pense de la pertinence du propos qui ait été tenu par ce film – et quelle que soit l'interprétation qu'on ait voulu lui donner – je pense qu'on pourra tous au moins s'accorder sur ça : Joker, premier du nom, produisait un discours et une image. Il se posait tel un reflet et un écho de nos sociétés.

Certes, il ne s'arrêtait pas à ça. Sa plastique, son sens de la narration et sa façon générale de nous conduire sur le chemin séduisant d'une folie salvatrice étaient autant de qualités formelles qui pouvaient le rendre aimable auprès de tout un chacun – et cela indépendamment de ce qu'il avait à dire et à montrer – cependant, le fait est qu'il avait bien quelque chose à dire et à montrer, rendant sa forme d'autant plus efficiente qu'elle était articulée autour d'un propos qui lui donnait du sens...


Pourquoi est-ce que je précise tout ça en préambule de mon billet au sujet de ce Joker – Folie à deux ? Voilà une question tout ce qu'il y a de plus rhétorique tant vous avez déjà tous deviné la réponse.

J'évoque bien évidemment tout ça pour vous expliquer tout ce que cette suite du Joker de 2019 n'est pas.


Parce qu'il est bien là le problème de cette suite – pourtant écrite et réalisée par le même Todd Phillips – à ce Joker social. De la première à la (surtout) dernière minute, l'objectif est de cacher ce sein que, pourtant, tout le monde voulait voir.

La foule en pleine adulation devient abstraite. On n'en parle souvent mais on ne la montre jamais vraiment ; qu'en arrière plan. Même chose en ce qui concerne la nature de la contestation soulevée. Même chose pour la question sociale. Même chose d'ailleurs en ce qui concerne la fameuse folie, présente dans le titre mais désespérément absente du film.


Tout ce Joker 2 semble fonctionner comme pour excuser le Joker 1. Pire que ça, il fonctionne comme une annulation.

Il s'agit de déconstruire le monstre. De le tuer. De brûler l'idole. Et pendant qu'on y est, on va en plus de ça lancer un grand procès qui, bien plus que juger Joker le personnage, servira davantage à juger Joker le premier film ; voire presque à juger les spectateurs qui auraient osé y déceler une pertinence voire une vérité.

Terrible condamnation que voilà tant elle transpire davantage la peur d'un auteur plutôt que sa lucidité à cerner la manière dont le public – vaste et complexe – a reçu son œuvre.

Et voilà comment d'une intention de clarification malhabile, on en vient à basculer finalement dans l'exercice de réécriture orwellienne guidée par une étrange pulsion de contrition.


Comparer les deux personnages ainsi que leurs trajectoires respectives dans les deux films devient dès lors un exercice aussi saisissant que malaisant.

Joker, premier du nom, montrait comment la folie – et l'acceptation de rompre le lien avec la norme et la loi – étaient vécue par le protagoniste principal comme une émancipation, voire un salut inespéré. C'était un personnage qui se forgeait sous nos yeux ; une érection d'autant plus saisissante qu'elle se dressait sur la chute de tout un monde.

Rien de cela dans Joker – folie à deux qui se livre à un exercice de rabaissement permanent. Le Joker doit sans cesse creuser et ne jamais s'élever. Il doit ruisseler de pathos et ne jamais briller.

Jamais charismatique, jamais libéré, Joker est toujours réduit en un Arthur Fleck plus que jamais geignard et fébrile. Même ses quelques ballets gracieux du premier volet se retrouvent désormais réduits ici en une ivresse de midinette où celui qui était censé devenir le roi des clowns se retrouve finalement cantonné au rôle de pantin au service des fantasmes suicidaires d'une fille à papa.

Autant vous dire que dans ce triste théâtre, chaque apparition de Lady Harley Gaga sonne comme une sorte de glas perpétuel. À aucun moment la folie ne sera salvatrice. Elle résonnera à chaque fois comme une comédie musicale visant à castrer ce monstre dont Phillips semble désormais tout renier.

C'est juste pathétique.


Et pourtant, malgré ces tares indépassables, difficile de ne pas reconnaître au film cette capacité à entretenir un sens du cinéma qui incite parfois à la clémence. Ce tempo mesuré devenu si rare de nos jours ; la maîtrise des effets pour mieux donner l'élan voulu au moment où celui-ci s'impose ; ou bien tout simplement la présence de Brendan Gleeson, tout ça évite à ce film de sombrer tout au fond de l'abîme, c'est vrai...

Reste cependant ce double crime ; celui qu'on ne peut ignorer et par lequel il me semble indispensable de conclure.


Car oui, puisqu'il est question de faire des procès dans ce film, à mon tour d'amener ce Joker – folie à deux à la barre et de le confronter à ces deux figures qu'il a décidé d'abattre sans vergogne. Parce que oui : en plus d'avoir dissous à l'acide le Joker du premier opus, on en oublierait presque l'outrage accompli par ce film à l'encontre du Joker originel.

Ainsi donc, pour Todd Phillips, le Joker n'aura jamais vraiment été. Son association avec Harley Quinn n'aura été qu'un imaginaire avorté très vite évacué dans les toilettes sales d'un vieux couloir de prison. La précipitation aura été telle à vouloir écraser le monstre sitôt sorti de l'œuf qu'au bout du compte on n'aura même pas eu le temps de voir un début de battement d'aile de chauve souris.

Difficile de voir plus triste dérobade que celle-là quand on prend le temps de bien y songer...


Alors soit, actons ça.

Todd Phillips s'excuse par ce film d'avoir commis le premier Joker. J'en prends note.

Par contre – je l'annonce – moi je ne m'excuserai pas d'effacer de la mémoire ce reniement en bonne et due forme.

Car sitôt commis que Joker premier du nom n'appartenait plus à son auteur.

Désormais il appartient à tout le monde : aux émeutiers sud-américains comme aux cinéphiles amoureux d'un cinéma qui n'a pas peur de son ombre.

Todd Phillips reniera ce qu'il voudra, moi j'en garderai ce qu'il me plaira.

Je garde son audace. Je lui laisse sa disgrâce.


Paix à son art.

Le Joker, lui, saura reconnaître les siens...

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