Il y a encore quelques jours je me lamentais.
Je me lamentais sur un film que le hasard avait fait sortir le même jour que ce Julie (en douze chapitres), j’ai nommé Le dernier duel de Ridley Scott.
Et si je me lamentais autant c’était parce que le bon Ridley, pour nous parler de la culture du viol, n’y était pas allé avec le dos de la truelle. 2h30 d’un spectacle martelant tout le temps la même chose, sans subtilité aucune, et tout ça pour un gain bien maigre, pour ne pas dire inexistant me concernant.
Ç’en fut à un tel point qu’en ressortant de ce film j’avais l’impression qu’on m’avait pris pour un demeuré – un demeuré sur lequel il fallait taper pour qu’une idée puisse rentrer dans son crâne – quitte à sacrifier tout ce qui peut faire la subtilité et la force du cinéma…
Je suis ressorti de cette séance aigri ; d’autant plus aigri que mes honorables compagnons de SensCritique semblaient pleinement se satisfaire de ce niveau artistique là…
Voilà donc dans quel état d’esprit je suis allé voir ce Julie (en douze chapitres) quelques jours plus tard…
…Et voilà donc pourquoi – entre autres raisons – ce film de Joachim Trier m’a fait autant du bien.
Parce qu’au fond qu’est-il, ce Julie (en douze chapitres) ?
Il est un film qui n’affiche aucune cause sociétale au service de laquelle il entendrait militer.
Il n’aspire pas à générer chez nous de l’indignation ou de la révolte.
Il ne prétend d’ailleurs même pas révolutionner quoi que ce soit, voire même raconter quelque-chose de neuf.
Non, Julie (en douze chapitres) est juste un film qui entend poser un regard – capter un ressenti – sur un sujet d’étude au fond quelconque. Une simple femme.
Julie.
Qui est Julie ? Qu’est-ce que Joachim Trier nous montre d’elle ?
Assez rapidement les premiers coups de pinceaux dégagent quelques lignes claires.
Julie est une fille moyenne issue de la classe elle aussi moyenne. Elle a vécu dans un cadre plutôt confortable. Elle a été aimée par une mère qui a su lui inculquer tout ce qu’un parent de notre temps inculque à son enfant pour qu’il puisse s’épanouir au cours de son existence : le principe d’avoir à construire sa propre voie tout en se donnant les moyens de la construire.
Ainsi Julie cherche-t-elle. Papillonne. Expérimente. S’arme de certitudes qu’elle remplace assez prestement par d’autres certitudes.
Julie sait ce qu’elle veut tout en ne le sachant pas. Julie tranche beaucoup de choses sans jamais vraiment rien trancher. Elle est une personnalité riche de plein de choses mais aussi vide de beaucoup d’autres…
Et quand bien même ce personnage de Julie n’a-t-il rien d’extraordinaire – au point même qu’on puisse finalement la réduire qu’en une sorte de caricature standard de milléniale européenne – que son histoire a néanmoins su rapidement capter mon intérêt.
Et la raison à cela n’est pas à chercher bien loin.
Si ces douze chapitres de Julie ont fini par me prendre, me convaincre, puis m’émouvoir, c’est justement parce que ce film fait tout l’inverse de ce qu’a pu faire Ridley Scott dans son Dernier duel : il su porter sur son sujet un regard subtil…
…Un regard qui n’aspire pas à trop en dire.
…Un regard qui nous laisse de la place.
Car à quoi tient la subtilité de ces 2h08 de Julie ?
Elle tient d’abord en un art de l’ellipse, pour ne pas dire en un art de la (dé)coupe.
Dès les premières minutes, Julie est présentée vite, par fragments, ou plutôt devrais-je par morceaux choisis.
Le prologue est traversé à toute vitesse, jusqu’à user de voix off pour expédier le plus rapidement possible les évidences.
Est-ce là la conséquence d’une culture de l’immédiateté propre à son époque ?
Non. Elle est juste le produit d’une prise de conscience de la part de l’auteur, et surtout d’un choix.
…Prise de conscience et choix qui font justement toute la différence.
La prise de conscience, elle tient au fait que la plupart des spectateurs qui vont venir voir Julie ne viendront pas sans la connaître un peu.
On connait tous notre Julie. Ça nous est même arrivé d’être parfois un peu Julie.
Car même sans être femme, norvégienne, milléniale ou issue de la classe moyenne, qu’on partage forcément à un moment donné quelque-chose avec cette Julie ou bien avec son entourage. Et ce quelque-chose, Joachim Trier nous invite justement à l’investir dans ce film.
De là en découle un choix. Ce choix qui a donc fait chez moi cette fameuse différence.
Ce choix, c’est celui de faire confiance au spectateur. Confiance en son intelligence et en son humanité.
Et c’est parce que ce film a pris le parti de cette confiance-là qu’il a décidé de ne pas s’attarder sur les évidences pour mieux se focaliser sur l’essentiel.
L’art ne consistera dès lors plus qu’à chercher cet essentiel. Ces moments. Ces fragments clefs qui font qu’à un moment donné une vie se singularise…
…Les fameux douze chapitres de Julie.
Or cette recherche de l’essentiel est ce qui semble vraiment être au cœur de toute la démarche de Joachim Trier.
Ne pas s’attarder inutilement sur le superflu pour savoir insister sur les moments qui comptent.
Ne pas surcharger d’artifices de mise-en-scène afin de ne les garder que pour quand ils auront vraiment de l’impact.
C’est ainsi qu’après avoir traversé toute la vingtaine de Julie à toute vitesse qu’on se retrouve soudainement avec un ralentissement, un moment de prise de conscience. Et ce n’est que pour ce moment-là que Trier va décider de prendre un temps. Un temps pour lui. Un temps pour nous. Un temps pour Julie.
A ce moment-là on va s’attarder sur la calme duveteux de cette soirée d’été ; sur les couleurs suaves de ce crépuscule charmeur ; et sur le silence de cette balade solitaire en périphérie des fêtes et des soirées.
A ce moment-là on va se risquer à poser une musique ; à capturer une émotion sur un plan rapproché du personnage.
Ce moment n’impose rien. Il ne verbalise rien.
C’est juste un moment qu’on partage avec le personnage.
Un moment qu’on investit à notre manière…
Et des moments comme ça, le film nous en fait partager plein, avec à chaque fois une idée de mise-en-scène qui lui est propre.
Une idée qui n’est d’ailleurs jamais surexploitée – à chaque fois l’effet se veut mesuré – le but étant de toujours nous singulariser l’instant mais aussi de nous laisser de la place ; de toujours nous laisser cheminer au côté du personnage, à notre façon sans jamais rien imposer en termes de jugement ni de morale.
Or ce film sait d’autant plus nous laisser notre espace de ressenti qu’à l’image de son héroïne, il ne tranche finalement jamais rien.
Les carrefours de l’existence sont nombreux pour Julie, et aucune solution ne semble ni totalement bonne, ni totalement mauvaise.
Et puis en plus, à côté de ça, tout ce que Julie pourrait reprocher à son entourage et qui lui pourrit l’existence, elle pourrait aussi se le reprocher à elle-même quand il s’agit d’enrichir la sienne.
Peut-elle reprocher à son père de l’ignorer afin de vivre pleinement sa nouvelle vie alors qu’elle-même n’a pas hésité de son côté à jeter son ex pour Akxel, puis Akxel pour Eivind ?
De même, peut-elle vraiment reprocher à Akxel de verbaliser en permanence son comportement, elle qui fait exactement de même quand elle lui formule ce reproche ?
Et puis enfin, peut-elle reprocher à Eivind de ne pas avoir de projet sur le long terme alors que c’était justement ce qu’elle reprochait à Aksel ; de tout rationaliser ?
Ce que je trouve même particulièrement intéressant dans ce parcours de Julie, c’est que celui-ci est en partie conscientisé par sa principale protagoniste.
Elle sait en partie les conséquences de ses actes – elle sait qu’elle s’arrache parfois de quelque-chose qu’elle regrettera à l’avenir – mais elle sait également qu’à ce moment précis de son existence, elle a besoin de ça.
Et ce film est d’autant plus percutant que, par ses choix de mise-en-scène, il parvient à nous faire saisir la préciosité que prennent ces choses après lesquelles Julie court…
…Mais sans jamais perdre pour autant ce recul de démiurge dépassionné qui – sous les airs tantôt farceur de la douce satire, tantôt sous les tons parfois glaçants d'un froid mélodrame – rappelle sans cesse le personnage à l’impact de ses choix et de son inconséquence.
Ainsi ces douze chapitres nous font-ils parcourir cette existence comme un regard porté sur notre temps ; comme une leçon porté sur l’existant.
Car quand bien même Julie est-il un film qui laisse la place et le choix d’un côté, qu’il nous rappelle de l’autre – comme à son héroïne – que malgré notre ambition à vouloir déjouer les règles de notre monde afin de vivre notre propre vie – les principes les plus essentiels du cadre dans lequel nous évoluons finiront toujours par se rappeler à nous.
Au final la vie comme le film est un cadre qui s’impose à nos prétentions libérales. Avec son début, sa fin, son tempo.
D’ailleurs au fur et à mesure que Julie avance dans la vie (et que nous avançons avec elle) que la cadence finit par ralentir, la situation tend à se poser, et que les brefs instants de contemplation du début s’étalent au point d’occuper l’essentiel sur la fin.
Le film nous impose le murissement de son personnage. Il nous rappelle qu’au fond on n’est maître que de peu de choses, et que les choses essentielles se rappellent rapidement – et toujours – à nous.
De là, suis-je sorti de ce film heureux, serein, mélancolique, doux-amer…
Certes, à bien tout prendre, on ne m’avait pas raconté grand-chose – juste une vie – et celle-ci n’avait au fond rien de bien original, d’où – sur certains aspects – une impression en demi-teinte au moment de voir le générique conclusif défiler…
…Mais d’un autre côté, c’est aussi parce que de ce peu de choses bien ordinaire, ce film a cherché à en tirer une essence qu’il a su m’apparaitre comme infiniment précieuse.
Car quand bien même suis-je ressorti de là avec une multitude de sentiments contradictoires que je ne suis néanmoins ressorti de cette séance plus riche.
Les douze chapitres de la vie de Julie m’ont nourri – indéniablement – et rien que pour cela j’ai envie de les remercier.
Parce que, pour ma part, c’est justement cela que j’attends d’une œuvre de septième art.
Je n’attends pas qu’on me fasse la leçon. Je n’attends pas à ce qu’on me conforte dans ma morale. J’attends qu’on me donne à voir. Qu’on me donne à sentir. Qu’on me donne à penser.
Je veux qu’on me sollicite au-delà des évidences. Je veux qu’on me laisse investir l’œuvre. Je veux qu’on me laisse y cheminer. Et après ça je veux avoir de quoi la décanter.
Quand je sors d’un film, je ne veux pas me sentir plus juste ou plus vertueux. Je veux me sentir plus RICHE.
Or ce sont des films comme ce Julie (en douze chapitres ) qui m’enrichissent vraiment.
Ils m’enrichissent parce qu’ils font ce qu’on attend d’une œuvre d’art.
Ils donnent à voir et à sentir. Ils donnent à interagir.
Ils creusent au-delà des évidences et du superficiel.
Ils offrent de la substance.
…En d’autres mot : de l’essentiel.