Les Etats-Unis sont malades.
Leur cinéma aussi.
Du moins, c’est ce qu’on serait en droit de considérer…


D’un côté on a une espérance de vie qui s’écroule à force d’artères bouchées et d’overdoses de fentanyl. On a des grands espaces saccagés par la surexploitation. On a un tissu social autant malade de ses vieux démons que de ces nouveaux exorcismes censés y remédier…
De l’autre côté, difficile de ne pas voir les mêmes maux s’exprimer à travers les productions cinématographiques américaines. Et comme tout un symbole, il a fallu que, parmi les bandes annonces qui précédaient la projection de ce Killers of the Flower Moon, soit projetée celle de The Marvels ; un film franchisé MCU dont Martin Scorsese s'était justement risqué à en critiquer le manque de profondeur cinématographique.
A se demander ce qui a pu passer par la tête de ceux qui ont jugé pertinent de promouvoir l'un juste avant l'autre.
Parce que non, le cinéma de Martin Scorsese n'a que peu à voir avec le cinéma du MCU.
Et outre le fait qu'on parle là de deux cinémas différents, on parle aussi d'une toute autre Amérique...
…Et les seules premières images de ce Killer of the Flower Moon suffisent à nous le faire comprendre.


Pourtant, certes, ce film entend se poser comme une grande fresque ; un spectacle hors norme ; une débauche de moyens au service du cinéma et de la puissance étatsunienne. Malgré tout on reste là à mille lieues des agitations absurdes, des putasseries numériques clinquantes et des enjeux vite expédiés.
Ici, les grosses cylindrées qu’on sort pour nous étourdir les sens sont des Leonardo Di Caprio, des Robert De Niro ou des Jesse Pleemons. Et s'ils parviennent tant à nous étourdir c'est parce qu'on a pris la peine de leur donner des vrais personnages à travailler et à un incarner, des lieux à habiter, une époque à faire revivre...
La débauche de moyens, elle se fait dans les décors, les costumes et les nuées de figurants. Et pour attirer notre attention, on entend davantage creuser, questionner, sonder...


Ce cinéma est un cinéma où on prend le temps de construire les choses, de bâtir de grands édifices et de narrer de longues histoires.
Scorsese, en vieux sage, rappelle les fondamentaux. Et quoi qu’on puisse penser des longues 3h30 du spectacle ici proposées, on ne pourra pas lui retirer ça.


Parce que j'ai beau louer l'ouvrage dans son ensemble que je ne retirerais pas à ses détracteurs les légitimes reproches que l'ont pourrait faire à ce format mastodonte auquel Scorsese semble s'être attaché ces derniers temps.
Moi-même j'avoue avoir eu, dans un premier temps, du mal avec ce temps long.
D’abord l’impression d’être parti pour un long voyage que je connaissais déjà. Di Caprio comme De Niro sont des habitués des fresques scorsesiennes. Les voir être à nouveau associés dans un énième rapport jeune novice ambitieux / vieux mentor charismatique mais crapuleux n’a rien eu pour me surprendre. Tout ça avait des allures trop familières pour me mettre en appétit.
De prime abord, ce Killers of the Flower Moon donne clairement l’impression de n’être qu’une simple déclinaison de cette formule déjà pleinement rodée par l’auteur ; déclinaison d’autant plus rebutante qu’elle semble dans un premier temps ne chercher qu’à se plier aux tristes exigences de son époque : la grande repentance étatsunienne.
La première demi-heure se veut très démonstrative, illustratrice et pédagogue. Et même si cette phase d’exposition est faite avec un réel savoir-faire – privilégiant l’exposition de singularités plutôt que de longs verbiages maladroits – je considère malgré tout que ce format très long adopté par Scorsese se fait au détriment de l’intrigue qui peine à mettre en lumière ce qui fera pourtant toute sa force.


Car oui, ce n’est qu’avec le temps que ce Killers of the Flower Moon parvient à distiller ce qui en fait pour moi tout son intérêt ; j’entends parler là de cette idée autour de laquelle semble se construire tout ce film : l’empoisonnement.
Parce qu’en soi, on la connait déjà par cœur cette histoire de spoliation des gentils autochtones par les méchants colons. En cela, nous la raconter ad nauseam n’est pas ce qui permet de mieux nous la faire comprendre ou de mieux nous en ulcérer. D’ailleurs, la plupart du temps, celles et ceux qui remettent ce sujet sur la table au travers d’une énième œuvre semblent bien plus en quête de points de vertus personnels que d’exploration de la question et du septième art…
…Mais là où le film de Martin Scorsese parvient justement à se distinguer, c’est qu’il entend porter son regard au-delà de la simple spoliation manu militari des terres. Ce qui l’intéresse dans cette histoire d’Amérindiens osages, c’est que ceux-ci ont cédé plus que des terres. Ils ont cédé un espace de leur être et de leur vie à la culture de l’occupant. Ils ont adopté leur langue, leur terre et leur mode de vie basée sur la jouissance de biens de consommation qu’ils n’ont pas contribué à produire. Dit autrement, plus qu’en « Blancs », l’occupant a surtout transformé les Osages en bourgeois capitalistes. Et de là est venue la plus perfide des colonisations, puisque les Osages ont accepté de s’inoculer eux-mêmes leur propre poison. Un poison d’ailleurs qui ne consume pas que les Osages, et en cela Martin Scorsese montre tout l’intérêt qu’il y a à savoir dépasser la simple fable moraliste et essentialisante à base de gentils conquis et de méchants conquérants.


Car elle se trouve clairement là, la grande utilité de ses trois heures trente de visionnage. Elle permet de nous faire évaluer à quel point le poison investit au fur et à mesure les corps et les esprits de chacun.
En cela les personnages d’Ernest et Molly Burkhart – respectivement interprétés par Leonardo Di Caprio et Lily Gladstone – m’apparaissent remarquablement construits (et interprétés), notamment dans ce qu’ils révèlent d’eux au fur et à mesure que l’intrigue s’écoule.
D’un côté, celle qui pense avoir saisi toute la perfidie du contrat et qui s’y plie en estimant pouvoir y trouver sa part.
…De l’autre, celui qui pense qu’en faisant partie des dupeurs, il ne fera jamais partie des dupés. Refusant de regarder à long terme, il ne voit pas qu’au bout du compte, le moissonnage de ceux qui ne se donnent aucune limite finira par faucher les siens. Jusqu'à lui.
Et je trouve fascinant que, face à un tel spectacle, ce film ait pris le parti de nous mettre dans la position de celui qui sait.
On sait toute l’absurdité qu’il y a à voir ce chef de conseil osage exposer toute la mécanique d’extermination dont lui et les siens sont victimes, mais tout en s’en remettant à Hale et sa clique pour trouver une solution.
On sait toute l’absurdité qu’il y a à voir Molly comprendre ce qu’elles risquent, ses sœurs et elle, mais tout en posant son époux comme seul garde-fou face au danger.
Et cette absurdité, pour le coup, elle a su aussi agir sur moi comme un poison lancinant.
Voir ces gens tomber juste parce qu’ils ne s’étaient pas imaginés à quel point le poison pouvait corrompre profondément les gens, c’est glaçant… Et la durée du film aide à l’effet.


Alors bien sûr, face à l’air du temps, Scorsese cède quelques offrandes au démon du moment…


…notamment en usant du terme totalement anachronique de génocide pour parler de la situation ou bien en faisant en sorte qu’à la fin de son film – même si cela colle bien à l’histoire vraie relatée – la justice triomphe, permettant d’insister sur le fait que, quand bien même l’Amérique commet-elle des crimes qu’elle est capable de les reconnaitre et de transiter vers un monde meilleur de justice et de paix…


…Il n’empêche qu’au-delà de ça, ce Killers of the Flower Moon a ce grand mérite de reposer les bases tout en sachant élargir le scope.
Face à la boulimie morbide de pyrotechnies immatérielles, la solution – semble nous dire Martin Scorsese –reste encore le bon vieux festin à l'ancienne, que ce soit aussi bien dans le fond que dans la forme, quitte à ce que la formule fasse un peu datée.


D'un autre côté, on ne sera retirer au vieux sage le fait que c'est aussi en cherchant une certaine forme d'intemporalité que les œuvres parviennent à marquer les esprits sur le temps long.
Découvrir aujourd'hui les Il était une fois... de Leone, c'est encore se retrouver confronté à une oeuvre forte, moderne et majestueuse à la fois, quand de leur côté, les prestidigitations numériques du MCU sont quand à elles déjà datées au moment de leur sortie en salle.
Killers of the Flower Moon fait le pari de rappeler l'Amérique à ses classiques, et franchement, au regard de la situation cinématographique actuelle, ce n'est clairement pas du luxe de le faire.
Surtout qu'adopter une approche classique n'empêche pas un regard contemporain sur le monde, et c'est justement ce que fait ici le vieux Scorsese, du haut de cette grande sagesse qui est la sienne.
Car il reste malgré tout évident que cette œuvre est dictée par l'esprit de son temps.
Pourquoi reprendre maintenant le schéma de l'Amérique de Leone pour le recentrer sur la question de la terre, de la famille et du peuple ?
Scorsese ici ne parle pas seulement d'un pays qui s'est construit sur la spoliation. Il parle aussi et surtout d'un pays qui ne se rend pas compte qu'il est habité et animé par un grand poison qui finira par tout détruire, et tout cela pour le seul et insatiable appât du gain : jusqu'aux siens, jusqu'à ses propres terres.


Que Hale en vienne à spéculer sur la morts des siens et à brûler ses propres terres juste pour se faire de l’argent
est à percevoir ici bien évidemment comme un symbole des plus signifiants.


Alors oui, dans cette ère où le cinéma et l'Amérique sont malades, la parole des vieux sages demeure essentielle...
...Et avec des films d'une telle trempe que ce Killers of the Flower Moon, elle en deviendrait même carrément salvatrice.

lhomme-grenouille
9

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le 24 oct. 2023

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