L'Aiguille
6.6
L'Aiguille

Film de Rachid Nougmanov (1988)

Il est toujours surprenant de découvrir que tel film, dont on n’avait jamais entendu parler jusqu’à la veille, fut en son temps, de l’autre côté du rideau de fer, un énorme succès du box-office. C’est le cas de L’Aiguille, avec ses 30 millions d’entrées et sa réputation de film fétiche d’une génération, celle de la perestroïka. On assiste alors à l’éclosion d’un nouveau cinéma, notamment à travers ce qu’on a appelé la Nouvelle vague kazakh : réalisme quasi naturaliste, attention portée aux problèmes sociaux (précarité, drogue, délinquance), célébration de l’underground et de la contre-culture, aspirations libertaires, point de rupture entre l’énergie de la jeunesse et le sentiment diffus d’un monde en train de prendre fin. Autant d’éléments qu’on trouve dans ce film, portés par son héros, Moro, interprété par une star que peu connaissent sous nos latitudes mais qui fut une véritable icône à l’Est : Viktor Tsoï, le leader de Kino, un des pionniers du rock soviétique.


Moro débarque à Alma Ata (Kazakhstan) pour récupérer de l’argent, que lui doit Spartak, un petit caïd pathétique endetté jusqu’au cou et tentant vainement, à la tête d’une bande de bras cassés, de se faire respecter dans la pègre locale. Là, il retrouve Dina, son ex-petite amie, qui lui prête les clés de la maison de campagne de son défunt père le temps de son séjour. Il découvre alors que la jeune fille est en train de sombrer dans la drogue et que son dealer, un médecin aux allures reptiliennes, profite de sa maison pour cacher son stock d’ampoules de morphine. Moro tente de sauver Dina en l’emmenant quelques temps en retraite dans un taudis du bord de la mer d’Aral, au cœur d’un paysage désertique. A son retour en ville, il réquisitionne les hommes de main de Spartak et part à la recherche du sinistre docteur et de son clan mafieux.


Sous la double inspiration tutélaire de Dziga Vertov, précurseur d’un réalisme de type documentaire dans le cinéma russe, et de Kerouac et de la Beat Generation, le jeune réalisateur Rachid Nougmanov, étudiant en cinéma passionné de rock, délivre un film marquant. Ce travail de commande, qu’il a su se réapproprier de fond en comble pour en faire un film très personnel, met en scène des acteurs non professionnels jouant sur le mode de l’improvisation. Misant, un peu comme Godard – mais, contrairement à lui, sans en abuser – sur la dissociation de la bande-son et de l’image, il parasite ses dialogues d’extraits d’émissions de radio et de télévision qui, à tous moments, viennent brouiller le déroulement d’une scène. L’action est quant à elle rythmée par le lettrage vert d’une horloge digitale qui s’affiche à intervalles réguliers.


Si j’ai souvent l’occasion dans ces chroniques de chanter les grâces de telle ou telle beauté féminine, il faut aussi parfois rendre justice à l’autre sexe : Viktor Tsoï, que l’on surnommait à l’époque le James Dean soviétique, fruit d’un métissage slavo-asiatique très répandu au Kazakhstan, beau comme un dieu, dégage un charisme, une présence qui donne toute sa texture au film. Mis en valeur par une certaine spectacularisation de ses entrées en scène et par une bande originale composée en grande partie par Kino, il figure l’héroïsme taiseux d’un blouson noir flegmatique, un archétype caractéristique du cinéma de cette période. Le réalisateur le promène des bars mal famés de la ville, où les mauvais garçons s’abreuvent de pepsi russe entre deux bagarres, à un zoo abandonné ou à une vieille datcha remplie de sculptures en plâtre, en passant par la plage brûlée d’une mer asséchée qu’on n’aperçoit même plus. Sur le sol craquelé par la soif, l’épave d’un bateau sur lequel Moro monte, guettant l’eau à l’horizon et ne la trouvant pas. Manière de dénoncer au passage les erreurs tragiques du régime en matière de saccage de l’environnement. Un film emblématique, un goût de renouveau sur fond de chant du cygne.

David_L_Epée
7
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le 19 oct. 2015

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David_L_Epée

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