L’Ange Ivre raconte l’histoire de Matsunaga (incarné à l’écran par un Toshirō Mifune splendide exprimant un large panel d’expression), un yakuza, à la fois impressionnant chef pour ses pairs et petite frappe pour le médecin alcoolique Sanada (incarné pour sa part par Takashi Shimura). Ces deux personnages, ces deux losers magnifiques, se rencontrent lorsque Matsunaga, après avoir pris une balle dans la main, demande à Sanada de la lui retirer. La consultation révèle à Matsunaga qu’il est atteint de la tuberculose. Ces deux personnages que tout éloigne (si ce n’est leur goût prononcé de l’alcool), à force de conflits, finissent par développer une espèce d’amitié non dite. Le film nous montre l’évolution du personnage de Matsunaga, d’abord très soigné et trop sûr de lui, puis terriblement faible, ébouriffé, tremblant, et enfin, dans un dernier acte de bravoure vain, affrontant son ennemi jusqu’à la mort.
L’Ange Ivre paraît, il me semble, énormément influencé par les films noirs. Il en reprend certains codes comme la fatalité (Matsunaga étant atteint de tuberculose, l’ombre de la mort plane au-dessus de sa tête dès le début du film), l’angoisse (Matsunaga se cache derrière des allures fières de gangster mais est terrifié à l’idée de quitter ce monde), la trahison (Matsunaga finit par être trahi par les yakuzas), mais aussi certains stéréotypes comme les gangsters que l’on retrouve chez Matsunaga et les différents yakuzas, le tueur psychopathe en la personne de Okada qui n’éprouve aucun scrupule et est franchement effrayant, la femme fatale avec le personnage secondaire Nanae, et le type lambda, Sanada, qui est à la fois éloigné du milieu criminel par son statut social et sa morale mais également proche d’eux puisqu’en contact via son métier de médecin (Matsunaga dit, au début du film, quelque chose comme : “C’est toi qui soigne mes gars ?”). Le film, moraliste, montre les yakuza comme étant un piège dont on s’échappe pas : cela est notamment représenté par la séquence où Matsunaga subi une pression sociale pour trinquer et boire du saké avec Okada alors qu’il est tuberculeux et qu’il a pour interdiction de boire de l’alcool. Une fois que Matsunaga est plus faible, il est directement trahi par ses pairs qui l’abandonnent et lui retirent tous ses privilèges, mais garde malgré tout son “honneur de yakuza” jusqu’à mourir. Dans le film, un personnage guitariste joue de la musique pour accompagner le métrage de façon intradiégétique, mais sert également d’annonce à l’arrivée de Okada, le terrifiant yakuza fraîchement sorti de prison, puisque celui-ci emprunte la guitare pour jouer une nouvelle mélodie, teintée de mélancolie, “La chanson du tueur”, que Miyo, à la fois femme pure protégée par Sanada, mais aussi épouse et victime d’Okada, reconnaît par métonymie. Le problème de cette séquence, aussi touchante et glaçante soit-elle, étant que l’acteur Reizaburô Yamamoto qui incarne Okada ne semble pas savoir jouer de cet instrument, la post-synchronisation créant chez moi une rupture du contrat de suspension consentie de l'incrédulité.
L’ensemble du film est boueux, humide, car se déroulant dans un Tokyo d’après-guerre, autour d’un marais sans réel rôle scénaristique si ce n’est poétique ; la fange sert à la fois de métaphore à la tuberculose et aux yakuza. Le marais pourri au milieu de la ville, entouré de gangsters, comme le trou dans le poumon de Matsunaga, rempli de bacilles. La diégèse est révélée progressivement, entre les ombres grisâtres contrastées, à la limite de l’expressionnisme, et le grain graveleux de la pellicule abîmée. Il n’y a d’ailleurs pas que la pellicule qui est salie : le film révèle un travail sur la matière et les textures, le spectateur peut presque ressentir la douceur des draps qui abritent Miyo dans la maison de Sanada et qui contrastent avec la moiteur du marais qui caractérise la ville, la viscosité du sang, noir, que crache Matsunaga ou de la peinture, blanche, à la fin du film… La seule scène du film qui s’éloigne du marécage et qui sert de rupture narrative dans le film, comme pour permettre une respiration, est en fait une scène de rêve fiévreux se déroulant sur une plage, filmée au ralenti, dans laquelle un Matsunaga vêtu d’un costume noir et d’une écharpe, tel un romantique armé d’une hache, fracasse une boîte en bois dans laquelle se cache un second Matsunaga, habillé cette fois-ci avec la même chemise de fanfaron qu’au début du film. Le rêve se finit par une course-poursuite surréelle entre les deux Matsunaga en surimpression.
Le film se termine malgré tout par une note d’espoir puisque la jeune tuberculeuse que l’on aperçoit à deux ou trois reprises annonce, souriante, au docteur Sanada qu’elle va mieux. Dans un dernier travelling, les deux personnages s’effacent dans une foule grouillante remplie d’histoires. Malgré ses longueurs (ce qui est surprenant pour un film de seulement un peu plus d’une heure et demi) et son ancienneté (rappelons que le film date de 1948), L’Ange Ivre se regarde très bien et s’apprécie à sa juste valeur.
29/07/2023