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Une histoire d'équilibre.


Lorsqu'il se lance dans la production de L Ange ivre (1948), Akira KUROSAWA considère qu'il s'agit de son premier véritable film, du premier où il est libéré des contraintes des studios et où il peut exprimer sa mise en scène et son cinéma.

Il témoignera également sur sa première rencontre et première collaboration avec celui qui deviendra son acteur fétiche avec plus d'une dizaine de projets en communs qui comptent parmi eux quelques uns des plus grands chef d'oeuvre du réalisateur japonais, Toshiro MIFUNE.

Kurozawa se souvient d'un acteur quasiment incontrôlable, d'un acteur qui ne se dirigeait pas mais qui fonctionnait à l'instinct et qu'il a donc fallu lui laisser incarner son rôle comme il l'entendait, mais que cette décision, qui s'est révélée pertinente, mettait en danger l'équilibre auquel A.K. voulait tendre pour son film.


Ce film est à tous les niveaux une histoire d'équilibre, une danse sans filet sur le fil tendu au dessus de l'arène.


Il y a d'abord l'équilibre entre les deux personnages principaux, le médecin qui voudrait dissimuler son humanisme derrière une forme d'aigreur, qui se plaît à tenir tête aux yakuzas mais fera tout pour les soigner selon les principes moraux d'Hippocrate. Un homme mûr, dont l'expérience de la vie et de la mort a fini par contrôler ses émotions, mais qui ne fait guère illusion face à sa dame de compagnie. Il est l'ange ivre auquel le titre fait référence, il est l'ange qui interdit aux enfants du quartier de s'approcher de la nauséabonde et porteuse de germes mare polluée, il est l'ange qui veille à la santé de tous et il est l'ange qui offre un répit aux membres de la pègre.

La pègre c'est Toshiro Mifune, jeune, insolent, insoumis, partagé entre le respect des lois et traditions qui régissent son monde et sa position d'homme malade. Position dans laquelle s'il veut guérir, devra s'affranchir de ce qui régit son monde.

Il n'écoute pas par principe, mais le doute s'installe assez pour qu'il y réfléchisse, le médecin et l'homme finissent par développer une relation étrange, un équilibre une fois de plus entre respect mutuel, lien générationnel, oppositions radicales entre deux mondes enfermés dans leurs carcans respectifs de traditions séculaires, on pense parfois à ces relations uniques qui pouvaient naître entre de puissants souverains autoritaires et leurs bouffons qui jouissaient d'une impunité unique et qui rappelaient à leurs rois, l'impermanence de la vie. Le médecin c'est l'esclave de l'antiquité qui murmure régulièrement à l'oreille de son maître "memento mori".


La mise en scène dans son ensemble est un équilibre entre divers cinémas, on évoquera l'expressionnisme allemand avec des jeux de lumières qui confèrent au noirs et blancs sublime du film, des aspects et des ambiances qui frisent par moment le fantastique, certaines scènes apparaissent comme chromées, et le jeu de Mifune investi, incarné, oscille entre un savant dosage de justesse et de théâtralité mais sans jamais tomber dans l'excès.


Hormis une ou deux scènes, les mouvements de caméras sont réduits au minimum, Kurosawa préférant illustrer sa narration par des plans fixes, très travaillés, aux détails de mise en scènes subtils mais terriblement signifiants, un jeu d'ombre pour nous situer en un instant dans un été caniculaire, un jeu de reflet pour nous indiquer les interrogations d'un des protagonistes, une contre plongée inattendue pour nous dire que la domination a sans doute changé de camp, et tant d'autres éléments empruntés au langage du cinéma font de ce film une véritable référence et un chef d'oeuvre total.


On craint parfois, assister à un étalage grossier de tout ce que Kurosawa sait faire, mais l'homme est assez malin pour ne jamais tomber dans le trop. S'il courtise et convoque différents cinémas, différentes influences et propose aussi son identité, il parvient à toujours garder cet équilibre précaire, on y voit de la comédie, on y voit de l'expressionnisme, on y voit du nô ou du kabuki, on y voit tout cela et bien plus encore, mais jamais on ne tombe dans la farce et la pantomime.


J'évoquerais enfin une scène hallucinante, tant sur le plan de sa réalisation, que dans son apport au film, qui elle aussi s'inscrit dans cette notion d'équilibre qui selon moi habite cette oeuvre, c'est la scène de danse avec la chanteuse, inspirée des comédies musicales hollywoodienne de l'âge d'or, une parenthèse free jazz pétillante qui pouvait tomber comme un cheveu sur la soupe, mais qui se révèle être une bouffée d'air frais salutaire.


Un film majeur que chacun devrait voir.

Spectateur-Lambda
10

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Créée

le 22 sept. 2022

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