Rêvons un peu. Imaginons que la cité, ce hangar à fantasmes froids comme l’enfer, soit en fait une mine de diamants. Mais des diamants si bruts que seuls quelques rares et obstinés chercheurs pourraient en saisir l’inestimable valeur. Abdellatif Kechiche est de ces prospecteurs de fortune dont on est fier d’avoir croisé le chemin. Il plante sa caméra là où on ne l’attend pas, du côté de l’innocence studieuse et républicaine des ados de banlieue plutôt que de celui de leur dérive délinquante. Façon à lui de s’écarter des clichés, de combattre les a priori, de brouiller la caricature des sujets de société, sans pour autant rassurer à bon compte. Les "quartiers sensibles" n’étant pas encore autorisés, dans l’inconscient commun, à accéder à cette zone précise de la fiction qu’est le romanesque, il adresse en toute intelligence un film qu’il sait pertinemment venir après les journaux télévisés ravis d’informer sur l’insécurité, les tournantes, le trafic de shit ou la question du voile. Au cours des trente ans qui relient le poème météorique de Jean-Claude Brisseau (De Bruit et de Fureur) au brûlot fiévreux de Ladj Ly (Les Misérables), le cinéma français a offert quelques éclatantes réussites n’ayant pourtant pas permis à cet environnement de se frayer un accès à autre chose que l’image stéréotypée d’une zone de non-droit. Loin du passage en force, L’Esquive se replie au contraire dans un double mouvement d’économie et de relaxation, vers une expérience alternative de l’intimité des cités. Ce milieu est traité ici comme l’écrin d’une poignée de personnages, avec une rapidité incisive qui évite la sociologie. Fini le temps des grues de La Haine, place à une DV mobile. Le privilège est donné au quotidien, au détriment du récit traumatique. Le politique n’est plus à prendre ou à laisser, et le collectif capté dans sa plus simple idée : agrégat flottant (les copains, la bande) où le positionnement d’un seul corps filtre le propos. Kechiche désamorce tous les pièges, slalome avec agilité entre tous les lieux communs. Plutôt que la banlieue, il filme d’abord l’adolescence. À sa manière, c’est-à-dire magnifiquement, avec ardeur, respect et générosité.


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Car le regard qu’il porte sur ses héros n’a pas de prix. Krimo est sombre comme un soupirail de cave, Lydia belle comme une aurore boréale. Perchée sur un cageot, elle déclame avec fougue la prose du Jeu de l’Amour et du Hasard. Et lui, timide, renfermé, aussi expressif qu’une clé de douze, se met en tête de lui donner la réplique afin de lui déclarer sa flamme sans honte ni reproche. Marivaux ne sert pas pour rien de porte-voix : il a déjà happé ces jeunes protagonistes dans sa galaxie. L’Esquive est axé sur la parole, la tirade, le débordement sonore, les tchatches enflammées, la frénésie lexicale, les palabres incandescentes par lesquelles les ados se font rire, disent leurs maux et se mettent en valeur. C’est la langue française passée au laminoir créatif de la rue, du nique ta (Roh)mer, du Pagnol 9-3, du Doillon plein de gnons : une ars poetica musicale, polymorphe, sonique, galvanisante. Ces joutes verbales de haut vol résonnent comme des couplets de rap parlé, et les points se gagnent sur le terrain de la vélocité, du niveau de décibels, de l’imagerie des insultes. Que les gamins interprètent une pièce classique où dévident leur argot de verlan, de polysèmes et de néologismes, ils manifestent la même faim gloutonne. Lydia "s’éventaille" à qui mieux mieux, Frida rajoute des "madame" de servante obséquieuse, Rachid mouline avec ses bras des arabesques qu’il voudrait mondaines mais trahissent le prolo en lui. Ils sont en quelque sorte trop forts pour le théâtre. Trop vifs pour se laisser cadrer par sa mesure. Trop : adverbe nodal utilisé à tout instant. "Et ma robe, elle est bien ?", demandé dix fois. "Elle est trop bien", répondu dix fois. Sur la tête de "oim", elle est trop bien. Sur la vie de ma mère. Sur la tombe de ma grand-mère. Sur le Coran de la Mecque, et comment tu parles à ma sœur ? Car de cette surchauffe rhétorique peuvent aussi germer les petites disputes de rien qui entraînent les embrouilles, les carabistouilles montant en neige et partant en vrille.


Krimo aime donc Lydia qui fait mine de l’ignorer, préférant être l’une des voix majeures d’un chœur aux babillages frénétiques ou la chef d’orchestre d’un badinage galant avec belle parleuse au menton haut et soupirant taciturne. On s’initie au texte du XVIIIème siècle à ciel ouvert ; le théâtre, comme à l’antique, est placé au centre de la cité. Graines d’acteurs ou préposés à la mise en scène, tous sont candidats à cette sublimation des choses de la rue en spectacle : les jeunes, la police et la prof qui cherche à affranchir ses élèves de la marginalité. "Amuse-toi ! Sors de toi-même ! C’est possible ?", morigène-t-elle le garçon empoté, travesti en Arlequin. Hélas tout le monde ne parvient pas à gravir l’échelle de l’intégration. L’introversion et l’aphonie butée de Krimo n’éclairent aucun épisode quand Lydia rayonne. Il peine à s’exprimer s’il ne comble pas le champ, si le silence n’est pas fait autour de ses murmures endormis, alors que l’espace théâtral est pour elle aussi praticable qu’un hall d’entrée d’immeuble. Quand elle parle comme elle entend, son flow est si virulent, si accéléré qu’elle en vient à inventer pour elle-même ses propres dérapages. Lui en est incapable. L’échec de son stratagème, la fluidité introuvable entre deux territoires hétérogènes sont écrits sur sa moue boudeuse. Il n’est qu’un enfant, accrochant aux murs de sa chambre les dessins de voiliers exotiques que lui envoie son père emprisonné. Chacun cherche un passage secret d’une scène à l’autre, joue et fait jouer (même l’interventionniste Fathi, décidé à prendre les choses en main, en passe par une manœuvre quasi vaudevillesque pour débloquer la situation). Mais le corps de Krimo oppose sa douceur à toute métamorphose et sombre dans la mélancolie du renoncement. Ayant jeté l’éponge, il est condamné à voir la séance à la dérobée, renvoyé au hors-champ social. Dernière esquive d’une comédie de la représentation rythmée d’illusions et de désillusions, où chacun feint, se déguise, fait l’acteur, et s’animant sur fond de fossé culturel entre deux France — un fossé qui, loin d’être obscur, s’avère être un puits de lumière.


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Auparavant, Kechiche en aura décliné bien d’autres : celle de l’amoureux se servant de la scène pour faire passer un message et codant sa déclaration intime, celle de l’allumeuse qui se soustrait au baiser et biaise afin de ne pas s’engager dans une relation durable. Pour eux, c’est une manière de se protéger des coups virtuels : ils se dérobent au risque de voir quelque chose d’essentiel rester figé en coulisses. La pièce de Marivaux se lit dès lors comme un outil pédagogique de l’apprentissage sentimental. Elle ordonne et domestique ce qu’il advient chaotiquement dans l’histoire au présent. Et le sabir coloré des adolescents d’aujourd’hui s’harmonise avec les imparfaits du subjonctif des amants d’autrefois. Indépendamment de leur époque ou de leur classe sociale, les êtres éprouvent les mêmes affects, les mêmes tourments, les mêmes désirs. Le cinéaste montre aussi comment s’exprime la violence, apostrophes enflés d’invectives fusant comme des balles, propension tant du côté de la loi que de celui des petits machos. La frustration du corps collectif s’exprime par le biais de la langue drue de La Courneuve, des salamalecs dérisoires entretenus par les potes qui, comme dans tout bon marivaudage, s'allient plus ou moins volontairement pour alimenter les quiproquos. Le dramaturge vaut ainsi pour premier registre d’une mutation généralisée du langage. Le cinéma sert donc aussi à cela : photographier dans un flash tout ce qui vit à très grande vitesse. Cette énergie est portée jusqu’à l’éther par des jeunes comédiens exceptionnels de fraîcheur, de spontanéité et de vérité. Ils s’emparent du film à bras-le-corps, avec un engagement total en vertu duquel dire, c’est faire. Que Kechiche soit un immense directeur d’acteurs n’est pas un secret ; qu’il soit actuellement en France le plus précieux découvreur de talents (particulièrement féminins) est un fait que La Graine et le Mulet, La Vie d’Adèle et Mektoub My Love n’ont cessé d’établir. C’est ici l’estomaquante Sara Forestier qui mène la troupe et explose de présence, avec son aisance folle à passer de la logorrhée au pépiement en un battement de cil.


Portant tout l’héritage de Pialat et de Truffaut, le film est découpé en longues séquences élastiques qui s’étirent à loisir, au gré des tirades de chacun. Il se soutient d’un savant collage mais donne constamment l’impression de saisir la réalité au vol — le mot est faible tant tout fuse à la vitesse de l’éclair. Pas une scène n’est à retrancher de ce miracle d’équilibre où se croisent et se nourrissent de secouants flux de tendresse, de dureté et d’émotion. D’humour aussi, quand Krimo hébété, devant sa classe, ânonne ses répliques avec la grâce d’un mammouth tandis que Lydia, qui a marchandé son costume comme un mafieux albanais, agite son éventail telle une rougissante jouvencelle. On sent chez l’auteur la volonté d’aller au bout du paroxysme, d’exacerber le naturalisme pour créer un monde troublant, à mi-chemin du reportage et de la fiction. Il sait bien qu’il est plus difficile de privilégier les sentiments dans une société où l’incompréhension rôde et l’intolérance menace. Mais s’il n’a rien d’un idéaliste ni d’un utopiste, il décrit le monde tel qu’il est et le rêve tel qu’il pourrait être : image exprimée par l’une des dernières séquences, qui voit le centre éducatif donner un spectacle de Noël consensuel et joyeux, à la fois intergénérationnel et interculturel. Alors que de petits enfants, chaperonnés par des adultes attentionnés, jouent un conte musical, la pièce tant répétée trouve enfin son public. Parallèlement, une histoire d’amour se dénoue, une autre reste en suspens, des amis fâchés se réconcilient. Kechiche frappera encore plus haut et encore plus fort avec La Graine et le Mulet, extraordinaire déflagration qui s’imposera rien moins que comme le grand film français de son époque. Mais avec ce deuxième long-métrage électrisant et rugueux, populaire et exigeant, truculent et poignant, peuplé d’êtres dépassés par leur vitalité et branché sur un courant qui emporte tout, il donne une première forme achevée à son cinéma gargantuesque. La Faute à Voltaire avait brillamment allumé le moteur et lancé la locomotive ; avec L’Esquive, celle-ci a trouvé son rythme de croisière. Rien ne l’arrêtera plus.


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Thaddeus
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le 20 déc. 2020

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