En 1999, le film « Rosetta » des frères Dardenne remportait la Palme d’Or à Cannes et Emilie Dequenne repartait de Cannes avec un prix d’interprétation féminine. Ce film, puissant et rageur, racontait la lutte quotidienne d’une jeune fille, vivant dans une caravane avec sa mère alcoolique, et plongée dans la précarité de la France des années 90.
25 ans plus tard, en voyant ce film puissant et bouleversant de Boris Lojkine, je me retrouve avec les mêmes sentiments, les mêmes indignations, qu’à la sortie de « Rosetta », à la seule différence près que Rosetta est remplacée par Souleymane, et que d’une jeune fille française plongée dans la précarité du désastre de la désindustrialisation de l’ère Mitterrand on est passé aux ravages de la mondialisation libérale avec Souleymane, jeune « migrants » (comme on les désigne) guinéen perdu dans un Paris frénétique et déshumanisé.
Il y a des films comme « Rosetta » et « L’histoire de Souleymane », qui vont au-delà même du cinéma pour transcender l’aspect esthétique et ne plus affirmer que leur dimension sociale, humaine. On est là plus proche de l’esprit du documentaire que de celui du cinéma. L’image revient à son essence, à sa finalité première : un mode d’expression, au sens propre d’ex-primer. C’est ce qu’il cherche, à ex-primer, à faire sortir la quintessence de quelque chose, d’une situation. L’essentiel.
En sortant de ce film, je n’ai aucune envie de parler de son scénario, de sa réalisation, de sa forme. Ce sont des éléments non essentiels. L’essentiel, là, c’est le message. Celui du réalisateur. Et celui de Abou Sangaré, qui dépasse de très loin sa fonction d’acteur pour incarner la lutte de Souleymane, la lutte pour survive, comme Rosetta 25 ans plus tôt, la lutte contre le courant de ce tsunami qu’est le libéralisme mondialisé. Sa propre lutte. Abou Sangaré ne joue pas. Il est le messager.
A travers le personnage poignant de Souleymane, Boris Lojkine veut nous confronter à cette terrible réalité que dans notre aveuglement conditionné nous ignorons au quotidien. La déshumanisation. La fracture, la déchirure que la mondialisation a généré entre les continents, entre les pays, entre les cultures, entre les êtres. La déshumanisation a imprégné l’ensemble des individus, jusqu’à nos frères, jusqu’à nos sœurs. C’est là l’effet de l’ultra libéralisme mondialisé, isoler, désolidariser, plonger chaque être humain dans une profonde solitude de la survie.
Souleymane, ce n’est juste le symbole, la métonymie de tous les migrants. C’est encore l’incarnation de ce que nous sommes tous devenus : des combattants. Comme Rosetta, comme Souleymane, nous sommes tous prisonniers de ce monde déshumanisé où chacun, dans sa propre solitude, se bat au quotidien pour payer son loyer, payer sa voiture, payer son vélo, pour payer, payer… Nous sommes tous les esclaves d’une machine infernale dont la seule finalité est de fabriquer du profit.
Et dans ce monde là, Souleymane se bat face au système libéral, face à l’injonction de l’argent, face à ses frères mêmes qui profitent de lui pour faire de l’argent. Il se bat, comme Rosetta, juste pour vivre, juste pour rester digne, pour rester un humain, pour sa mère restée au pays. Dans une scène qui nous déchire le cœur, Souleymane parle, enfin, de sa « maman » restée au pays. Il se libère. Il parle. C’est pour elle qu’il se bat. C’est pour elle qu’il vit l’enfer. Chaque jour. Sur son vélo. Dans ce monde chaotique, frénétique, déshumanisé. C’est juste pour aider sa mère. Celle qui lui a donné la vie. Celle qui l’a élevé. C’est ce qu’il dit. C’est ce qu’il fait.
C’est juste ce qu’il veut Souleymane. Qu’on le traite comme un être humain. Pas comme un animal. Comme un être humain. Rien de plus. Le terrible mot « migrant », qui renvoie à une abstraction, participe de cette volonté d’abstraire. De faire de ces hommes, de ces femmes, des ombres invisibles qui sillonnent nos villes. Des abstractions qu’on ne regarde même pas, qu’on ne voit même plus. « L’histoire de Souleymane » nous concerne tous. Nous sommes tous des victimes. Nous luttons tous. Dans ce monde déshumanisé. Souleymane Bagaré, c’est nous. C’est nous tous.