Hegel fait quelque part cette remarque que la tragédie et l'épopée n'atteignent leur plein développement que dans un monde primitif d'avant l'état où l'individu fait face à ses congénères sans la médiation de celui-ci. Il a oublié d'ajouter, et on ne peut le blâmer, que le western était précisément le genre cinématographique tragique par excellence pour cette raison.
Tout cela nous amène à King Vidor et à L'Homme qui n'a pas d'étoile. Dans ce magnifique western, Dempsey Rae (joué par un Kirk Douglas au sommet de son charisme et manifestement aussi à l'aise avec un banjo qu'avec un ukulélé) arrive, accompagné du jeune Jeff, dans une petite ville où les deux hommes vont se faire embaucher dans le plus grand ranch de la région. Jeff veut absolument devenir un cow-boy, un dur, un tatoué, alors que Rae fuit le développement des grandes exploitations qui prennent leur essor et vont peu à peu prendre possession de l'ancien Ouest sauvage pour le délimiter en parcelle, une colonisation brutale qui s'accompagne de son lot de sauvagerie dont le fil barbelé est le symbole. Il est le héros solitaire, incarnation du principe vital, faussement cynique, désintéressé quoiqu'il affirme, aimant la bonne chair et les femmes. Il chante, il boit, il a le rire facile et communicateur. Il est d'un autre temps et est ébranlé jusqu'au fond de ses tripes, quand il se retrouve coincé par le cours de l'Histoire américaine entre les fils barbelés qu'il hait parce qu'il symbolise ce qu'il n'est pas, ce monde de petits propriétaires, petit bourgeois sans goût de l'aventure et tout en calcul pour assurer leur survie, et le capitalisme galopant et cynique qui ne voit dans les grands espaces vierges qu'une terre inexploitée où la force brute permet encore de se faire de l'argent facile. Héros tragique, parce que condamné par l'Histoire, il rompt plutôt que de plier. Il ne cède à la violence que par principe et, cependant, ne la porte pas au-delà de ce qui est nécessaire pour finalement s'effacer.