Le temps nous joue des tours
A partir de quel moment peut-on dire qu'un film est parfait ? Drôle de question qu'on peut éventuellement se poser après avoir vu l'Illusionniste, quand après seulement une heure quinze on atteint le générique de fin, bouleversé par ce que l'on pourrait appeler la grâce. Grâce des couleurs qui font glisser le récit dans une nostalgie intemporelle ; grâce du trait qui évoque tellement plus qu'il n'en montre ; grâce de l'animation, humaine et authentique ; grâce du son, précis et net, qui n'omet aucun détail. D'un bout à l'autre cet Illusionniste est comme touché par une lumière divine, un souffle d'images et de sons d'une harmonie totale et pourtant si fragile. La fragilité, la délicatesse sont au coeur du film, qui (presque) sans dialogues raconte une histoire simple : celle d'un magicien au crépuscule de sa vie qui prend une jeune fille sous son aile. Thèmes vus et revus du temps qui passe, des générations qui se succèdent ? C'est tout cela, mais bien plus encore. On passe sur le scénario (qui est sublime). On passe à vrai dire sur toute la partie « Jacques Tati », qui ne joue dans le film qu'un rôle de faire-valoir – certes brillant – pour une matière beaucoup plus intrinsèque. Cet Illusionniste touche à une forme d'épure extrême dans sa mise en scène, quelque chose qu'on avait observé dans les Triplettes de Belleville, agissant en plans un peu rêches et froids cadrant une action simple mais ultra-précise. Il faut voir la manière dont les personnages apparaissent, évoluent sur l'écran, se croisent, dans une sorte de ballet ordinaire où le regard papillonne. En un coup de crayon Chomet donne corps et âme au moindre protagoniste, central ou figurant, l'affublant d'humour autant que de tragique ; le même souci du détail poussé à l'extrême pour chaque animation (oui, on dit bien chaque) contraste avec la mélancolie hallucinée des scènes, où une couleur, une sonorité suffisent à faire resurgir des émotions profondément enfouies.
C'est l'un des dons de ce dessin animé que de susciter des sentiments intenses et primitifs, de suggérer sans paroles l'état de l'âme de ses personnages, nous renvoyer en plein cœur leurs doutes et leurs espoirs, nous offrir de les accompagner dans cette tranche de vie aussi belle que terrible. Il est souvent difficile de poser des mots sur ce que l'on voit : le film lui-même en est privé, s'interdit leur usage pour mieux émouvoir. La narration est sensorielle, laissée à l'entière discrétion d'une palette de couleurs, d'une partition musicale, d'un éventail de bruitages, qui ensemble brossent une espèce de réalité alternative et bouleversante. Celle-ci réussit à faire passer l'idée d'un monde à la fois dérisoire et sublime, illustre avec une infinie pudeur une mort en devenir qu'elle contrebalance, sans effet appuyé, par une nouvelle naissance. Ramenée à une simplicité désarmante, l'évocation du temps qui s'écoule voit sa puissance décuplée par cet angle d'attaque raffiné qu'adoptent Chomet/Tati : tout est vu sous le prisme de la magie, vecteur de beauté et de désespoir, reflet rassurant mais mensonger d'une jeunesse éternelle – le style du dessin y renvoie en permanence, conditionnant le spectateur vers ce retour en enfance pour, finalement, lui en dévoiler la cruelle illusion. Les rapports entre le magicien et sa pupille, d'une délicatesse infinie et déchirante, évoluent au rythme de ce simple temps qui passe, se tendant à la fois vers un dénouement et vers un début. Le plus beau est peut-être que le film garde conscience de la simplicité de son propre message, semble sous-entendre que tout ça, au fond, n'a pas beaucoup d'importance, comme ses héros quelconques qui traversent la vie dans l'indifférence du monde. L'Illusionniste est à propos d'une fin, qui s'écrit partout : la fin d'une illusion donc, mais aussi d'un voyage, d'une vie, d'une époque. Une fin belle, digne, mais inéluctable, une fin traduite à tout instant par des tons urbains ou automnaux, par le son d'un moteur de bateau, par l'image d'un lapin libéré de sa cage, celle d'un théâtre plongé dans la nuit.
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