En réalité, la traduction du titre de "Cluny Brown" pose déjà un qualificatif discriminant sur le personnage éponyme (Jennifer Jones).
Tel le Huron de Voltaire débarqué en France, Cluny est désignée ingénue, ignorant inconsciemment les conventions sociales et les remous que son excès de jovialité cause parmi les esprits anglais de l'année 1938.
Avec la tuyauterie comme passion et le sous-entendu coquin l'accompagnant en fil d'Ariane, Cluny est finalement le seul personnage épargné par la satire grinçante de Lubitsch.
Elle est jeune, elle est fraîche, elle ne se prend pas au sérieux, elle est curieuse de tout, elle ne connait pas "sa place" dans la société et ce fait que lui reproche originellement son oncle est finalement son atout.
Puisqu'enfin dans ce film, tout le monde comprend sa "place" et y est si confortablement installé qu'il y prend racine. Alors même que Lady Carmel, au dîner, exprime le voeu de voyager à l'étranger pour ne pas s'enraciner, elle résume subtilement l'écueil dans lequel se trouve son propre personnage et celui des autres, que l'humour a le don de mettre en exergue avec légéreté.
S'il fallait rattacher chaque protagoniste à une catégorie englobante visée par cette comédie, M. Ames serait le bourgeois citadin, Miss Betty Cream son versant féminin, les Carmel les bourgeois de campagne, M. le pharmacien Wilson le commerçant notable et M. Syrette et Mme Maile les domestiques. Leur point commun ? Ils sont anglais, vivent en 1938 et sont diversement informés et sensibles aux événements contemporains.
Habilement, Lubitsch suggère des biais communs, exprimés diversement mais somme toute partagés par le citoyen anglais, quelle que fût son origine sociale, révélant le carcan des conventions sociales contrastant avec la candeur de Cluny Brown.
L'anglais de 1938 est très à cheval (vous l'avez ?) sur l'apparence vestimentaire
Côté Carmel, impensable de se présenter à dîner en costume de ville plutôt qu'en veste de soirée, ce qui vaudra une remontrance polie à M. Belinski, ce dernier se confondant en excuses juteusement grotesques et promettant d'y remédier.
Pour M. Wilson, les fleurs sur le chapeau de Cluny lui sont indifférentes mais paraitraient "frivoles" à sa mère toussotante et grabataire, ce qui poussera Cluny à les abandonner de sa coiffe.
Pas plus de succès du côté des domestiques, très attachés à leur uniforme signifiant leur rang social et incitant Cluny à en faire de même.
La messe était dite dès le début, alors que Cluny retroussait ses manches et ses bas pour s'attaquer à la tuyauterie de l'évier de M. Ames, ce qui lui vaudra le commentaire du "elle n'est pas apprêtée pour la plomberie !" par M. Belinski ... l'habit ne fait pourtant pas le moine dans ce cas !
L'anglais de 1938 n'a aucun goût artistique
La visite de la demeure de M. Wilson à Cluny n'avait aucune raison de déclencher l'hilarité jusqu'à ce que le premier désigne un tableau à Cluny puis, avec une forme de gravité suivie d'un silence religieux, apporte une précision déterminante "c'est une peinture faite à la main !" immédiatement suivie d'un gros plan sur le paysage dénudé représenté avec un mouton grossièrement tracé en plein milieu. On dirait cet ami vantant la finesse du paysage de carte postale ramenée du premier magasin de souvenir de l'aéroport d'escale ...
Avant la peinture, pas plus de succès avec la musique, celle-ci étant indirectement moquée par M. Ames s'esclaffant devant le pianiste au lieu d'observer le poli silence partagé par les auditeurs environnants de la soirée.
La poésie ne sauvera rien alors que M. Belinski, croyant honorer ses hôtes, récite du Shakespeare par coeur, ne suscitant que gêne et désemparement chez les Carmel alors même que Madame vantait la passion de Monsieur pour l'anglais.
L'anglais de 1938 est étouffé par la hiérarchie sociale
Sans doute la plus prévisible des critiques mais également la moins facilement expressible en termes d'humour, le cloisonnement de chaque personnage au sein de sa "caste" et la satisfaction qu'il en retire détonnent avec la propension de Cluny à naviguer entre chacune, d'abord confondue avec une bourgeoise proche d'un général de l'armée, puis domestique obéissante, devenant presque-femme de commerçant et enfin intrépide aventurière.
L'oncle Arn ouvre le bal, refusant de penser que sa nièce Cluny en léger état d'ébriété puisse avoir passé un moment strictement professionnel en la compagnie de deux hommes plus fortunés qu'elle.
La gêne évidente des Carmel comprenant la méprise sur l'identité sociale de Cluny à son arrivée les empêche même d'achever de partager le thé en sa compagnie. Une distinction maître/domestique férocement défendue par M. Syrette, se plaignant que M. Belinski l'eut traité comme un égal à table, osant lui adresser la parole directement.
M. Syrette glissant d'ailleurs que M. Belinski était un "étranger non diplomate" induisant là encore une forme de hiérarchie entre la nature des invités au manoir des Carmel. Mme Maile pousse la caricature plus loin, estimant qu'on ne devient pas domestique, on nait ainsi, évoquant ses jeux de poupée ne manquant pas de faire sourire le spectateur.
La déférence de M. Ames envers Miss Betty Cream qui est "honorable" et "ne va pas n'importe où" démontre la vacuité des critères définissant cette hiérarchie (outre celui de la fortune).
La boucle est bouclée lorsque M. Wilson invoque sa "stature au sein du village" pour refuser que Cluny puisse devenir son épouse tant qu'elle continuera de s'intéresser à la plomberie, faisant écho à la stupeur du début de Ames et Belinski voyant une femme s'y intéresser. A la ville comme à la campagne, pas de différence chez Lubitsch.
L'anglais de 1938 a une conscience politique oscillant entre "superficielle" et "inexistante"
Le choix de 1938 comme année de situation n'est pas anodin, eu égard au contexte historique, délibérément mentionné par certains protagonistes eux-mêmes, montrant que chaque personnage évolue a priori dans une Angleterre au bord de la guerre.
La critique est ici ciblée sur les membres de la bourgeoisie (citadine comme rurale), alors qu'aucune référence à la guerre ou à l'Allemagne nazie n'est évoquée tant par les domestiques que par M. Wilson. Si aucune réplique ne leur est donnée sur le sujet pour provoquer le rire, cela ne signifierait pas pour autant que ces personnages vivaient avec la conscience du contexte de guerre et la gravité des enjeux l'accompagnant.
L'engagement des jeunes amis Frewin et Carmel (fils) peut être qualifié de superficiel tout au plus. Le second écrit des lettres au journal Times pour y exprimer son inquiétude quant à la guerre, ce fait étant même directement moqué par Betty Cream, assumant elle crânement son désintérêt pour la potentialité d'une guerre. Les deux amis sont ensuite tous émus par la découverte du résistant exilé Belinski, leur dévouement se muant en aveuglement puis obsession grotesque. Belinski n'a qu'à se laisser porter face à des anglais frémissant au son du "danger" dont la dévotion promise à ce résistant tombé du lit est inversement proportionnelle à la réalité de leurs efforts.
Comme un citadin pourrait être ému par le cri des mouettes ou , la passion du jeune bourgeois pour l'armée tourne à la caricature.
Le tableau est plus sombre pour les parents Carmel, le père prenant Hitler pour un auteur à best-seller, exprimant le souhait naïf de rencontrer un nazi puis doutant de la réalité d'une guerre à venir. Sans être un sympathisant nazi, il incarne cependant l'ignorance et le déni.
L'anglais de 1938 est hypocrite en amour
En s'attachant à un "pacte amical" conclu à la hâte avec Belinsky, Cluny s'interdit toute pensée amoureuse envers ce dernier, son zèle se mêlant à sa candeur, alors que Belinsky ne songe qu'à le rompre, allant même jusqu'à séduire Betty Cream en désespoir de cause, croyant Cluny trop dévouée à Wilson.
Betty Cream, justement, virevolte de fleur en fleur, recevant plusieurs demandes en mariage de Frewen (jurant pourtant qu'elle est insupportable mais se laissant encore "deux refus à sa demande en mariage" avant de jeter l'éponge) avant d'acquiescer docilement à la requête de Lady Carmel de prendre son fils pour époux. Liberté affichée, de façade seulement.
Andrew Carmel, justement, nourrit le même sentiment que son ami Frewen sur Betty Cream mais la désire, sans jamais oser lui en parler. Il fait le voeu de ne plus jamais la voir après une dispute, se laissant aller à des remarques franchement sexistes ("les femmes sont égoïstes, inutiles ...") aux côtés de Belinsky avant de défier ce dernier en duel car il avait pénétré dans sa chambre ... Quand les actes contredisent les paroles ...
M. Syrette et Mme Maile se livrent à un jeu de séduction tout aussi hypocrite. Là où le premier complimente la dévotion servile de la seconde dans l'espoir d'une affection réciproque, cette dernière décline toujours le compliment ou le prend au pied de la lettre, discutant de la morale des domestiques. Si Mme Maile apparait jouer avec les sentiments de M. Syrette, comment celui-ci peut-il espérer une marque d'amour sincère en échange de flatteries exagérées ?
L'anglais de 1938 ne sait pas quoi faire pour s'amuser
Après tout ça, on pourrait simplement se dire que les personnages moqués par Lubitsch sont de simples bons vivants ne faisant de mal à personne. Mais là encore, c'est la nature même de leur divertissement qui est tournée au ridicule, révélant par la même leur vacuité.
Le bourgeois Ames citadin ne songe qu'à son cocktail mondain (et comme le texte de début nous glisse, ça n'intéresse bien que lui).
Lord Carmel ne semble parler que d'équitation sans jamais la pratiquer ("il/elle monte bien à cheval !" répété à outrance) et de vague écriture ("je retourne à ma lettre / Belinksi vous nous écrirez, minimum 5 pages !"), assumant avoir fait un tour d'Europe sans jamais avoir essayé de parler une langue étrangère ...
Lady Carmel est tout acquise à ses fleurs et une routine assommante, commentant même "quelle soirée palpipante !" alors qu'elle accourt aux cris forcés de Betty Cream, révélant par là-même la monotonie de son quotidien, de jour comme de nuit ...
M. Wilson pimente sa journée en faisant patienter le client dans la boutique pour se sentir plus important (ne supportant pas la réciproque provoquée par Belinski) tandis que les domestiques fustigent la participation de Cluny à une soirée d'anniversaire ...
Si la comédie est toujours aussi efficace, elle se double ici d'une satire savoureuse sur des personnages d'origine sociale différente, tous pétris de préjugés ou biais inoffensifs, tout en rappelant au spectateur le mot d'ordre distillé par Belinski à Cluny au début : "Savez-vous quelle est votre place ? Là où vous trouverez le bonheur, voilà où est votre place !"