Quand l'imagination prend le dessus
Chris Marker nous offre avec son photo-roman « La Jetée » une nouvelle forme de cinéma, petite pépite sortie des années 1960 et qui inspirera Terry Gilliam pour son « Armée des 12 singes ». Pourquoi faire une critique d'un court métrage de 28 minutes à peine ? Simplement parce qu'il s'agit là d'un pur chef d'œuvre de science-fiction, mêlant l'art photographique à la poésie et qui part on ne sait quel procédé laisse libre cours à notre imagination pour enchaîner les images, en faire des pellicules et voir malgré nous les personnages se mouvoir sous nos yeux.
L'histoire commence à Paris, sur la jetée de l'aéroport d'Orly, un enfant assiste à la mort d'une personne et ne peut se souvenir qu'une d'une femme, particulièrement belle. Puis, c'est le futur, la troisième guerre mondiale a rendu le monde inhabitable et transformé les humains en rats, obligés de survivre dans des souterrains. Des scientifiques mettent au point une méthode dangereuse qui permet à l'enfant devenu adulte de revivre le passé afin de demander de l'aide pour empêcher l'extinction de l'espèce humaine. Tout cela nous est raconté du point de vue externe, par un narrateur omniscient qui nous entraine dans l'aventure de cet homme, qui malgré lui va devoir revivre des moments du passé, souffrir et chercher un amour qu'il ne peut avoir que par moments, lorsqu'il n'est pas dans les souterrains, c'est-à-dire dans le présent.
En 28 petites minutes, le narrateur nous convainc de son monde, de cette histoire, grâce aux images, aux photos remarquablement bien enchainées et nous permet de nous faire une image plus précise en laissant toutefois le champ nécessaire pour que notre imagination déborde et permettent aux images figées de prendre vie. Et il s'agit là d'un véritable tour de magie car bien que le spectateur soit plus sollicité que lors d'une simple projection d'un film quelconque et qu'il doive sans cesse faire l'effort d'imaginer les scènes, le réalisateur, grâce aux photos l'aide et l'encourage à créer son monde. Ainsi, chaque spectateur verra le film d'une manière différente, créera un monde à son image, sans aucune comparaison possible avec le voisin.
Ce procédé exacerbe donc ce que le cinéma et l'art en général permet déjà : chacun perçoit l'œuvre à sa manière, d'une façon ou d'une autre, peut se méprendre sur les intentions de l'auteur mais en tirer un message tout de même. Et en cela, ce film est un pur chef d'œuvre. A la portée de n'importe qui, il pourra ouvrir les portes d'un art banalisé aujourd'hui et inondé de navets sans âme.
D'ailleurs, il existe un seul moment dans le film qui a été filmé mais je vous laisse le soin de le découvrir. Pour ma part, je ne l'ai pas trouvé, on a dû me le dire. C'est dire s'il devient impossible de différencier le véritable mouvement du mouvement imposé par notre inconscient lors du visionnage de « La Jetée ».
Enfin, l'histoire en elle-même est extraordinaire de par sa cohérence avec notamment la peur de l'époque d'une troisième guerre qui serait nucléaire et qui pourrait détruire le monde à cause notamment d'une course à l'armement perpétuée par les USA et l'URSS mais aussi par des pays comme la France et ses essais dans le désert du Sahara. On a peur d'un avenir aussi noir et on espère avec le héros, on aspire à un monde meilleur.
28 minutes trop courtes pour un film, osons l'appellation puisque le photo-roman laisse place au mouvement imaginaire, que je ne pourrai pas noter en dessous de 10, tant il m'a marqué. A voir et revoir sans aucun doute, dans des conditions adéquates pour pouvoir se laisser emporter par une œuvre visionnaire, belle et inquiétante à la fois.