Aurores Minérales (Introspection et mystique du banal)

À l’image de son titre, La montagne de Thomas Salvador est un petit film simple et sobre, et c’est sa grande force. Pierre est un ingénieur parisien se rendant dans les Alpes pour son travail. Irrésistiblement attiré par les monts, il s’installe un bivouac en altitude et décide de ne plus redescendre.


Pierre est un stoïque disponible. D’un côté, il est la caricature du parisien mou, un peu froid, car désabusé, car abusé de sa vie trop peu active. Là où on a l’habitude de voir le burn-out, l’épuisement après un effort intense et prolongé, la suractivité qui engendre la fatigue, La montagne nous montre l’inverse. Le métier de Pierre est indolent, sa vie est tranquille, les gens qui l’entourent et le quotidien qui l’habite sont atones. La vie du travailleur CDiste urbain s’organise tout entier sur la lente progression de sa carrière, et le début du film ne montre pas tant le stress de ces vies de plaine que leur absurde tranquillité et banalité. D’un autre côté, la puissance de Pierre est de rendre son corps disponible, au changement, à la rencontre, à l’expérience nouvelle et à l’interpénétration mystique. De tous ses collègues irrésolus, il est celui qui lève le nez vers la fenêtre en pleine démonstration technologique, ou celui qui voit la biche dans les rues de Chamonix.

Le réalisateur/scénariste fait le choix de délocaliser des personnages stressés par leur platitude, dans un lieu aux portes de l’hostile, et ne s’intéresse à eux que dans leur apathie et leur mollesse. On décrit du terrain connu, du qui-ne-se-pose-plus-de-questions, du banal radical. Au début du film, Pierre est comme absent au monde, alors qu’il est au cœur de son hyper-activité. Le soucis de laisser sa tasse de café en équilibre sur le rebord de l’évier, est le soucis d’un mec devenu banal, et qui s’observe comme tel. Un mec tocé mais sensible.

Plus tard, en se mettant à l’alpinisme, Pierre se met en activité, en mouvement. Il n’est plus porté (par un train, un métro, un habitus aliénant), il porte (sacs, équipements, cordages, etc.). Il est en quête de physicalité, et apprend à ressentir, le froid, la pierre, son corps, puis l’autre monde… La vie en ville serait un état mental d’errance mortuaire, celle des sommets un état corporel d’exploration – combinant découverte et aventure –, et le corps de Pierre est guidé par des forces qui lui sont bienveillantes, et qu’il se met à écouter, au début par disponibilité, par curiosité, puis par sagesse. Son absence au monde devient une équanimité (une égalité d’humeurs qui permet la sérénité), peut-être même une quiétude.

Avant ça, son corps et les humeurs qui le traversaient, étaient figées, habitées par des préoccupations aux enjeux nuls : « Est-ce qu’on a la même version du dossier ? » s’inquiétait-il au près de ses collègues dans le train pour Chamonix. Il faisait du surplace en courant partout. C’est bien connu, et le film s’applique à raviver tout ce qui est bête à dire, mais il le fait admirablement. De la même manière, les personnages n’ont jamais de réactions immédiatement visibles et clichées ; on ne tombe jamais dans des facilités de scènes. Et lorsque la mère et les frères de Pierre lui rendent visite, leurs comportements sont, face à son flegme, tellement caricaturaux qu’ils en deviennent des figures comiques, dont l’on sait pourtant toute la sincérité, et encore une fois toute la banalité. Mais Pierre, en face, est radicalement disposé au neuf, d’où l’incompréhension de son frère, qui s’excite depuis sa propre vie stagnante.


Puis il y a le point de bascule du film, d’où ni Pierre, ni le film, ni le spectateur, ne reviendront indemnes. Bascule vers une mystique païenne, c’est-à-dire vers la manifestation du merveilleux qui émerge du réel. Pierre rencontre cet objet vivant, objet n’est peut-être pas tout à fait le mot, vivant l’est certainement, en tout cas créature impossible et amicale, non répertoriée par Google. D’abord une aurore boréale parmi la roche, ensuite une pierre de cendre rougeâtre, dense, mais sans gravité stricte, sombre et lumineuse, chaotique et volcanique, brûlante mais gelée, rocailleuse puis terreuse, stellaire et pourtant absolument terrestre. Rencontre avec un divin immanent, venu de l’intérieur, qui est autant une lumière qu’une matière vivante. Puisque réalisées sans effets numériques, les lueurs du corps de Pierre/Thomas Salvador dans la magnifique scène de pénétration dans la roche, ont la sensualité du pratique. L’étrange ne prend jamais le pas sur le réalisme puisque les éléments fantastiques du film relèvent en fait de la prestidigitation. Ils ne sont pas une surimpression d’images de synthèse sur des images de lumière, mais simplement des procédés de cinéma simples (marionnettes, lumières au travers de surfaces opaques, etc.). Le fantastique appartient donc bien au même plan que le réel du personnage.

Devant ces projections non figuratives, on cherche bêtement une forme humaine, là où celle-ci se délite systématiquement, on cherche une symbolique de fœtus et de Terre Mère, là où le prestidigitateur Thomas Salvador travaille la matière comme un artisan. Matière des nuages, matière de roches, matière hybride et innovante des créatures. Matière sonore, avec le vent qui souffle sur la tente, le cliquetis des mousquetons, les pas dans la neige ou sur les roches écroulées. Matière de lumière également, en lumière naturelle, ou pendant cette scène de Pierre à l’intérieur de la roche, qui est en fait un effet triple : optique, lumineux et de matière.

Le chef opérateur du film, Alexis Kavyrchine, disait d’ailleurs ceci dans une entrevue pour le CNC : « L’image ne devait pas prendre le pas sur ce qu’elle est censée montrer. Il y a assez peu de dialogues dans le film. Les images et les sons racontent donc l’histoire. Cela participe grandement au mystère du film. Or ce mystère ne vient pas de la dissimulation. Tout ici est dévoilé : les lueurs, la façon qu’a le héros d’entrer dans la roche… Le mystère vient paradoxalement de cette grande lisibilité, de cette façon de ne pas créer de la confusion. »


Le deuxième long métrage de Thomas Salvador est, comme le proposait déjà brillamment Il buco de Michelangelo Frammartino en 2022, un parallèle entre introspection de la psyché et exploration du fond de roche. On dit souvent que l’intérieur des grottes, et de la terre, ressemble à une autre planète, sans doute est-ce précisément parce qu’on connaît mal son intériorité. Pierre est comme la montagne elle-même, et comme le rappelle l’infirmière dans le film, ce mille-feuille de couches qui tiennent d’une part par des humeurs rigides (glaciers qui fondent), et d’autre part par des formes spirituelles (lueurs dans les roches). Mais tout cela est en mouvement, tout cela s’écroule petit à petit. Ce n’est pas un choix offert, c’est un cycle perpétuel. Et ce qui rassure, c’est qu’on sent que Thomas Salvador connaît la montagne, on le sent très sensible à l’énergie des lieux et à la vibration des éléments. Cela se confirme dans les entrevues qu’il accorde, et dans lesquels il explique que, plus jeune, il voulait être « guide de haute montagne et cinéaste ». Il réalise ainsi son rêve en se mettant en scène sur le pic du midi, mais pas tant comme acteur que comme corps. D’ailleurs il limite le nombre d’acteurs professionnels – en se choisissant d’abord comme acteur principal –, et filme des montagnards non-acteurs pour la plupart des scènes, comme notamment le guide (Sylvain Frendo). Ceux-là ont leur corps, leur langue, leur attitude propre, qui valent toutes les imitations d’un acteur pro.


Titre sobre, prénom évident. Pierre ne porte pas ce prénom pour rien. Pierre ne demeure Pierre, qu’au sens où Pierre devient Pierre. Il a toujours été minéral, dans son attitude, dans son intériorité, mais sa déconnexion ultra-urbaine l’empêchait de se voir comme tel. Il n’a pas tant changé, qu’il n’est rené en lui-même. À la fin, il redescend de cette montagne, mais on ne sait pas grand-chose d’un potentiel changement. Il ne s’est pas particulièrement élevé, à un sens spirituel ou psychologique. Il n’est pas devenu un surhomme, et ne fait pas des sommets sa nouvelle tanière magique. Son bras n’est pas un super-pouvoir, il n’a aucune utilité pour le monde marchand des Hommes. C’est une affirmation humble, un anti-science-fiction, une anti-démonstration. C’est une introspection, une réaffirmation puissante du fait fantastique. En effet, le fantastique n’est jamais plus fascinant que lorsqu’il est à la fois une matérialité et une intériorité, et l’introspection est peut-être la plus grande des explorations.

Par ailleurs, le film respecte l’intimité de ses personnages, notamment en s’affranchissant de la nécessité de tout raconter. Certains moments qui devraient être scénaristiquement importants sont ellipsés, comme les frustrations de sa vie parisienne, sa prise de décision de rester à Chamonix, d’où lui vient son aisance à l’alpinisme… Autant de manques scénaristiques qui allègent le propos et font de La montagne un film instinctif qui se fout de ce qui doit se faire ou doit se raconter.

La scène de sexe avec Léa et la main phosphorescente de Pierre, qui aurait un potentiel visuel fort, et qui devrait durer, n’insiste pas, et s’arrête à une caresse sur le dos nu de Louise Bourgoin. Suite à l’assimilation minérale de Pierre, on s’attendrait à une destinée particulière, à une évolution de personnage confronté à des enjeux plus grands, mais ce n’est pas particulièrement le cas. Pierre demeure Pierre. Il prend le téléphérique, il mange au restau de tout le monde, il achète son matos à Decathlon, il visite le glacier du Tacul, il marche avec un guide savoyard, il fait une hypothermie, et il s’associe à la profondeur avec la même évidence. Il a tout sauf un parcours extraordinaire. Son voyage ne se passe plus en hauteur sociale, en N+1, ou en quête initiatique, il se passe bien à l’intérieur. Le film préfère se tenir à sa dimension documentaire, elliptique, à sa drôlerie discrète. Un cinéma rare qu’on imagine difficile à produire, mais qui nous fait attendre le prochain long métrage de Thomas Salvador avec impatience.

FlorianMorel
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le 22 févr. 2023

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