On admet couramment que François Truffaut est à son meilleur lorsqu’il parle d’abord de lui-même. Directement, quand il transpose, dramatise, accorde la grâce du flou poétique et la séduction de la fable à certains épisodes de son adolescence ou de sa vie de jeune homme (la saga Doinel). Ou indirectement, quand il adapte les livres qu’il aime (Jules et Jim, Les Deux Anglaises et le Continent) en s’abandonnant avec la même ardeur à sa propre sensibilité. En revanche, dès qu’il s’efforce de faire fructifier l’admiration qu’il porte à ses maîtres (La Mariée était en noir), son inspiration s’étiole et naît alors le regret de ne plus être au temps où Alfred Hitchcock et Nicholas Ray étaient si pertinemment commentés sous sa plume de jeune critique incendiaire. La Nuit Américaine marque en ce sens un tournant. Pour la première fois, il prend le risque d’aborder de front la dichotomie sur laquelle se fonde tout son intérêt pour le cinéma et son désir de tourner. Réaliser un film, c’est se différencier de l’existence, maintenir un court moment cette utopie que seule la fiction peut abriter. Si Truffaut verse ici dans un sentimentalisme dont il difficile d’affirmer qu’il est toujours discret, c’est parce qu’il raconte avant tout l’histoire d’amour entre un homme et son moyen d’expression, compris comme une pulsion vitale, une absolue nécessité. Pour lui le cinéma se confond avec la vie, dans un inextricable rapport d’interconnexion. Cette osmose entre réel et spectacle ramène au Renoir du Carrosse d’or : lorsque chaque élément est en place, que le clap impose le silence et que, tout danger conjuré, quelque chose "prend", on pense aux bébés arlequins cabriolants qui annonçaient l’entrée de la Magnani. Remarquable exercice de confession intime, La Nuit Américaine est un film où le pouvoir pénétrant du charme et de la gravité amusée joue à plein. Son harmonie quasi magique en fait une œuvre fragile qu’un rien pourrait briser mais qui, de la première à la dernière image, tient le parcours.


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Je vous présente Pamela, dont le récit du tournage dicte à la narration sa structure en abyme, fait songer au Bonjour Tristesse d’Otto Preminger par son intrigue qu’on jurerait adaptée d’un opuscule romanesque de Françoise Sagan. Parce qu’il est réalisé selon les méthodes américaines en vigueur à l’époque des premières coproductions internationales, il réclame la construction d’un immense extérieur parisien aux studios de la Victorine. Les vedettes y décident de tout. Partant, l’auteur éprouve une joie enfantine à dévoiler les mystères méliessiens du cinématographe. À l’époque d’À Bout de Souffle, Jean-Luc Godard disait vouloir réinventer le cinéma ; Claude Chabrol, de son côté, se plaisait à répéter que la technique peut s’apprendre en quatre heures. La technique ? Voire. Le septième art, explique Truffaut-Ferrand, c’est au premier degré celui de faire prendre des vessies pour des lanternes. D’où le titre, procédé de trucage photographique bien connu. Champ : ce qui est vu sur l’écran. Contrechamp : ce qu’il faut faire pour que l’écran soit habité d’une vie autonome. Champ : Julie montant une échelle et accédant à un praticable aménagé dans une façade en trompe-l’œil. Contrechamp : la caméra placée à cette distance optimale, nécessaire pour que le piège optique s’efface devant le réel reconstitué, pour que quelques mètres carrés de stuc et de carton-pâte, cadrés au plus près, donnent l’impression d’une chambre close. Tout est révélé : les flocons artificiels répandus par la lance d’arrosage, la rampe en cuivre qui projette la pluie sur la vitre, le butane qui allume le feu de cheminée, la comédienne qui déambule d’un coin à l’autre de la pièce en récitant un texte punaisé hors-champ, la sortie de métro agencée en intérieurs, les figurants qui règlent leur démarche sur les indications d’un porte-voix. Monde poétique et dépaysant parce qu’il coexiste avec le monde naturel : le grand décor de la place Chaillot aux maisons grises avec les palmiers de Nice, la neige avec l’été, le cascadeur anglais avec la robe de la star féminine. Et lorsqu’il a fini de découvrir le travail de l’accessoiriste, de la scripte, de la maquilleuse, du régisseur, de montrer les coulisses, les échafaudages, les ouvriers, la grue qui s’installe, l’actrice qui reprend six fois la scène, le réalisateur qui encourage sa vedette, Truffaut donne soudain le point de vue du spectateur, et la fascination opère. L’illusion crée la vie. Richesse de cette faculté donnée à l’homme de modeler un univers accordé à sa volonté.


Mais, tout autant, extrême difficulté pour y parvenir tellement les embûches se multiplient. Non seulement les aléas matériels mais aussi et surtout cette pâte humaine qui constitue l’indispensable ciment de l’art cinématographique. Ferrand se débat entre le quotidien qui complique et l’exigence de créer, c’est-à-dire de simplifier. Imbroglios sentimentaux, conventions collectives, impératifs du planning, fourches caudines des producteurs, tout s’oppose à la création. Même les chatons qui récalcitrent. Car le réel est le levain du spectacle. Je vous présente Pamela, le film dans le film, a de ce point de vue plus d’importance qu’on ne pourrait le penser. Certes cette histoire de jeune épousée qui tombe amoureuse de son beau-père peut paraître dérisoire et stéréotypée. Satire d’un certain cinéma édulcoré pour midinettes énamourées ? Que nenni. La vie privée de Julie, l’héroïne, reflète ni plus ni moins celle de Pamela, le personnage qu’elle incarne. Son mari a lui aussi tout quitté pour la suivre. Et c’est dans ce qui arrive à Julie que Ferrand vient puiser le dialogue qui lui manque. Le tout est de savoir comprendre, de savoir aimer. Souvent cadrés en gros plans, comme autant de marques d’attirance et de respect, les acteurs sont au centre de La Nuit Américaine. Enfants égarés et vulnérables qui cachent difficilement leur besoin maladif d’être reconnus, ils s’avèrent de précieux compagnons de route. Jacqueline Bisset, la beauté fine et ravissante, la puissance magnétique de la présence. Valentina Cortese, l’étoile alcoolique et vieillissante toujours prête à verser la larme du souvenir. Jean-Pierre Aumont, le séducteur grisonnant et lucide. Jean-Pierre Léaud, avec son air sombre de Bonaparte au pont d’Arcole, qui fait partie des meubles telle une commode Louis XV accroché à son parquet vernis. Et chacun des autres, les plus ou moins petits rôles, les plus (Nathalie Baye, Dani, Bernard Menez, Jean-François Stévenin) ou moins connus. Tous touchants parce qu’aimés.


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Le plateau est donc une ruche désordonnée où l’on vit deux fois plus fort, deux fois plus vite, au son des violons de Georges Delerue — et notamment de son euphorisant Grand Choral. Comme tous les films américains consacrés au spectacle (ceux de Minnelli en premier lieu), La Nuit Américaine illustre la thèse selon laquelle le cinéma est une entreprise collective et qu’il y a quelque outrecuidance à s’en déclarer l’auteur à part entière. Affublé d’un sonotone, le réalisateur de Je vous présente Pamela n’a rien d’un démiurge, c’est un homme habitué au pire dont les activités consistent principalement à neutraliser des contretemps fâcheux, à réparer des catastrophes, à abandonner sans regret aujourd’hui ce qu’il jugeait indispensable hier et à préparer avec le maximum de ferveur ce qu’il sera peut-être contraint de renier demain. Il n’y a pas là de démission ou d’amertume mais un regard chaleureux et ironique dont le sérieux se tempère d’un humour retenu et qui n’interdit pas l’émotion. À travers ses notations les plus fugitives, ce film faussement sage renvoie sans cesse à ses injonctions, à sa réalité dévorante. Et c’est par là qu’il s’élève bien au-dessus de la simple chronique pittoresque. Tout se resserre brusquement à l’approche du dénouement. Pour retenir Alphonse qui prétend quitter le navire, Julie passe la nuit avec lui. La vie se met au service du cinéma. Elle le lui fera payer quelques minutes plus tard puisque Alexandre se tue accidentellement en voiture. Il faut bouleverser le scénario, l’adapter à cette défection et au raccourcissement draconien du tournage. Alors les deux niveaux coïncident. Animés d’une sorte d’urgence, ils subissent, comme la scène du meurtre sous la neige, une accélération. Cette histoire d’un film qui en cherche un autre trouve enfin une issue, s’affranchit de toute pesanteur et s’accomplit avec une légèreté de ballerine.


La Nuit Américaine, on le sait, consigna définitivement la rupture entre Truffaut et Godard. Les deux amis ne se parlaient déjà plus depuis Mai 68. Dans une lettre cruelle et méprisante, le second reprocha vertement au premier de trahir ses anciennes convictions en sombrant dans un petit théâtre de boulevard, en flattant la curiosité la plus superficielle du public. Le film offre certes des prises faciles aux contempteurs ne voyant, derrière la communauté en effervescence, sa bonne santé à toute épreuve, son solide bon sens, que les vaines et désuètes résurgences d’un paradis perdu où l’artisanat fier et joyeux était promesse de rédemption. Mais on peut tout aussi légitimement le considérer comme le dernier regard posé sur un passé à jamais révolu, l’ultime moment de méditation avant de tourner la page pour reposer le livre et en ouvrir un autre. Il y a dans cette apparente exaltation du cinéma une part de renoncement, une secrète déchirure qui devait éclairer plus tard La Chambre Verte. Ni documentaire de technicien ni ode maniaque à la gloire d’un réalisateur, l’œuvre pense personnellement l’art truffaldien en faisant dialoguer les éléments thématiques qui l’articulent : les femmes, le couple et ses marivaudages, les égarements du cœur et de l’esprit, leur construction à l’image. Le cinéaste préfère ne pas trancher la limite qui sépare l’affect de l’irréel. Une telle position ne proscrit aucunement, sinon la tristesse, du moins la nostalgie. Tout comme se pare de mélancolie la réminiscence en noir et blanc d’un enfant chapardant dans la nuit les photos de Citizen Kane à la devanture d’un cinéma. Inquiétude du temps qui passe et de la mort qui rôde. En inventant celle d’Alexandre, Truffaut n’évoque-t-il pas la disparition de Françoise Dorléac, sa Nicole de La Peau Douce, précocement emportée sur la route de Nice ? Hommage pudique au souvenir persistant d’une cassure. Le drame s’invitant dans ce récit tendre et allègre, c’est la lamentation feutrée, le chuchotement plaintif qui n’excluent nullement le tumulte de la vie, dont La Nuit Américaine imprime à tout instant la trace claire.


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Thaddeus
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le 20 août 2023

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