Alexandra s’assied en face d’Alexandra. Elle ne souhaitait pas être là et elle ne s’en cachait pas. Le soleil s’était couché deux heures auparavant et elle aurait voulu faire de même. Pourtant elle avait accepté de l’aider. L’étrange relation qui les liait toute deux l’obligeait à consentir. Elle regarda le brouillon raturé qui gisait tristement sur la table. Les mots “La Nuit américaine, 3 août 2018” trônait fièrement au sommet de la page. Elle leva les yeux vers Alexandra et prit une longue inspiration, “Il fallait vraiment que quelqu’un t'aide pour ta critique ?”
- Je suis désolé. Si ça ne tenait qu'à moi je l’aurai écrite demain tranquille, mais je me suis engagé à la faire ce soir... Elle regarda la feuille puis soupira. Regarde moi ça, je sais pas ce qui m’arrive ce soir, je ne parviens pas à écrire quelque chose de potable ! Il est hors de question que j’envoie ça ! Ca manque de rythme, ça manque de pertinence, ça manque de style, ça manque d’intérêt. Non, je ne peux pas envoyer ça. Pourtant il faut bien que j’envoie quelque chose.
Alexandra avait l’air réellement désespérée et angoissée. Elle avait passé un temps considérable à rayer et à réécrire des phrases insipides, si bien qu’elle en avait perdu la notion du temps et qu’elle avait négligé de dîner.
- D’accord je comprends. Je vais voir ce que je peux faire pour t’aider mais je te préviens, je suis pas beaucoup plus forte que toi pour parler de film. Allez, ne te mets pas dans tous ces états, on va y arriver ! Bon. Voyons ce que tu as écrit pour l’instant… Tiens tu as encore fait un long préambule
- Oui mais je suis sûre de sa pertinencei. J’ai besoin d’expliquer que j’ai décidé dorénavant d’accorder la forme de mes critiques avec la forme des films dont je parle. Je voulais me rajouter un peu de difficulté pour éviter que cela deviennent lassant avec le temps. Mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, ça me bloque complètement.
- Non c’est très bien, ça fait un point de départ. Je vais me faire une tasse de thé sinon je risque de m’endormir en route
Elle se leva et contourna les affaires diverses qui traînait de part et d’autres de la pièce. Alexandra avait toujours eu une capacité incroyable à se répandre dans un nouvelle endroit. Elles se connaissaient depuis 16 ans, elle avait eu le temps de s’habituer à cela, seulement elle était encore étonnée de sa rapidité à créer du bazar. Elles ne logeaient dans cette hôtel que depuis une journée pourtant des paquets de cartes, des livres, des chargeurs et des objets dont on ne pouvait pas deviner la fonction au premiers abords occupait déjà tous les espaces disponibles.
Elle trouva une bouilloire dans un coin de la pièce et prit un sachet de thé. Elle n’aimait pas le thé. Cela ne l'empêchait pas cependant d’en boire régulièrement. L’eau faisait un bruit assourdissant, elles devaient hausser la voix pour se faire entendre.
- Et tu as décidé de faire comment pour cette critique ?
- Pardon ?
- Comment est ce que tu comptes faire cette fois ? Pour faire correspondre ta critique avec le film ?
- Je ne sais pas encore. Je pensais faire quelques chose avec moi qui écrit en commentant directement ce que j’écris. Comme si je dictais.
La bouilloire émit un petit son de taquet et le bruit cessa. Alexandra la souleva péniblement et remplit généreusement sa tasse. Elle trempa son sachet et vit l’eau prendre une couleur rosé. Ce spectacle la captivait toujours autant.
- Ce ne serait pas bien tu penses ? Une sorte de méta-écriture ? insista t-elle
- Si sûrement… Tu sais, je pense que ce qui serait parfait ce serait qu’on discute un peu du film, de ce que tu peux en dire et ensuite tu rédiges et tu me fais relire.
- Très bien. Je voudrais commencer avec la scène de début.
- C’est classique mais si tu veux. Elle se brûla avec le thé mais essaya de ne rien laisser paraître.
- En fait elle est intéressante parce qu’elle commence et qu’elle clôture le film. Ils aiment bien les boucles dans le cinéma dis elle d’un air songeur. Bref, j’aimerai bien faire une phrase qui dirait de manière sympathique que c’est très intelligent de créer de la confusion sur les personnages qui seront les protagonistes de cette histoire, de nous laisser espérer plusieurs fois qu’ils sont devant nos yeux avant que la caméra change brutalement d’angle, et quand enfin on est sûre de les connaître, la réalité s’effondre.
- Je vois… Quelques choses du style “On ne peut pas nier une certaine intelligence dans la construction de la première scène” ?
- Ah oui c’est joli ça, j’aime bien. Je devrais réussir à broder autour.
- Bien... si ça ne te dérange pas j’aimerai bien qu’on avance, je suis fatigué.
- Oui oui bien sûr. Après j’ai essayé de faire un petit paragraphe à partir de la phrase “Un metteur en scène c’est quelqu’un à qui on pose sans arrêt des questions” où je faisais le lien avec mon expérience de mise en scène sur un plateau où effectivement tout le monde avait des dizaines de questions tout le temps, mais je n’ai pas réussi à rendre ça pertinent…
- Et bien n’en parle pas. Si tu n'étais pas d’accord avec lui, si tu avais des contre-argument, là il faudrait en parler. Les divergences sont intéressante. Les convergences sont d’un ennui mortel. Elle sirota une petite gorgée pour se donner un peu de contenance et appuyer son propos.
- Oui tu as raison. Elle prit un crayon et barra soigneusement quelques notes sur le coin d’une feuille puis griffona une phrase rapidement. Il y a quand même des choses qui ont mal vieilli dans ce film, par exemple le traitement du son ou les arrêts sur image
- Développe je t’en prie, demanda t-elle en prenant un peu de thé et en prenant un air intéressé
- Et bien le son a une texture très étrange, comme si il était bloqué dans le passé. Il a une sonorité qui fait vieux, tu vois ce que je veux dire ?
- Oui je vois. Il te faudrait une phrase comme “Le son semble bloqué dans le temps”
- Oui, quelque chose du genre… “Les paroles demeurent malheureusement bloquées au temps de leurs prononciation car le mode d’enregistrement trahit leur époque de provenance”
- C’est très bien ça. Tu vois, tu y arrives très bien seule.
- Je voulais aussi parler des acteurs, et plus spécialement du type qui joue Alphonse. Lui je ne sais pas si c’est son personnage ou si c’est son interprétation qui est insupportable.
- C’est vrai… Je suis désolé mais je commence à m’endormir…
- J’abrège, les astuces de tournages sont d’un point de vue purement informatif assez amusante, il y a des belles idées, les dialogues sont parfaitement rythmés et certaines phrases viennent se percuter en toi en trouvant une résonance incroyable, la réalisation fait très bien le job mais se laisse un peu oublié, je n’ai pas remarqué de belles idées de ce côté là
- Attends, je te coupe, ça c’est pas mal mais il nous manque ton avis, tu en as pensé quoi de ce film ?
- Je l’ai beaucoup aimé pour être sincère. Je n’ai pas senti l’envie de l’interrompre et c’est rare. Je ne saurais pas pourquoi précisément mais je l’ai beaucoup aimé.
- Eh bien voilà ! Tu n’as qu’à retranscrire tout ce qu’on vient de dire, tu dis tout ça et moi je vais me coucher…
- Comment je commence ?
- Je sais pas moi, quelques chose du genre “Alexandra s’installa en face d’Alexandra”...
Alexandra se leva, posa sa tasse dans l’évier et manqua de trébucher sur le câble de l’ordinateur. Il était une heure du matin et ses yeux se fermaient tout seuls.