La Plus Précieuse des Marchandises
7.1
La Plus Précieuse des Marchandises

Long-métrage d'animation de Michel Hazanavicius (2024)

Dès les premières minutes, l’œil accroche un dessin soigné et qui, comme le rappelle lui-même son réalisateur, n’est pas sans faire écho aux premières œuvres d’un certain Walt Disney. La comparaison s’arrête ici, et les esquisses animées sont empreintes d’un style unique, et qui leur restera propre jusqu’à la dernière scène. Immédiatement, le spectateur bascule dans cette forêt tour à tour inquiétante et étouffante, mais qui représente aussi un asile éloigné de la folie des hommes, comme un berceau intime et réconfortant. L’hiver a abattu son épais manteau de neige entre les arbres immenses. Les corps d’un bûcheron et d’une bûcheronne sont enveloppés de lourds pans de tissu pour les protéger du froid, que l’on devine intense dans ces bois d’Europe centrale. La voix du regretté Jean-Louis Trintignant se prête à une narration apaisante, intrigante, et balise ce cadre triste et résigné d’un couple dépourvu d’enfants et voué à la pauvreté. Et puis, le miracle. Ce miracle teinté d’horreur qui se dessine au fur et à mesure que l’histoire progresse, que les enjeux se renforcent, et que l’animation se déploie. Aux couleurs pastel du ciel annonçant l’espoir, se mêle l’obscurité angoissante qui accompagne les trains. Ces trains dont les sifflements de vapeur répétitifs et le grondement des machines sont désormais devenus trop évocateurs, à l’orée d’un certain camp de Pologne que l’on ne présente plus. L’insistance quant à ce quotidien voyant circuler jour et nuit les dizaines de locomotives charriant les hommes et les femmes voués à la déportation, n’est clairement pas due au hasard. Sans emphase inutile, sans pathos superflu, Hazanavicius en appelle dorénavant à notre mémoire de l’Histoire, à notre trop bonne connaissance de ces voyages sans retour. Cette répétition lancinante est un message à elle seule. Elle dénonce l’accumulation des cadavres en devenir, et le nombre incalculable de wagons maudits qui ne cessent d’affluer.


Quelques symboles puissants renforcent la violence de la mort à l’œuvre ; cette mort plus ou moins lente, qui se cristallise aussi bien à l’intérieur des wagons (“La mort fait son premier choix”, soufflait Michel Bouquet dans Nuit et Brouillard) qu’à l’arrivée de ces vies massacrées à Auschwitz-Birkenau. La vapeur esquisse un crâne qui n’aurait pas détonné sur un uniforme de la SS. Les quelques habitants de ces hameaux perdus dans les bois savent, tous, ce que contient ce train de “marchandises”, et quelle est leur destination. Certains cautionnent. Certains se renfrognent. D’autres préfèrent se taire. Les expressions des visages n’échappent pas au crayon affûté d’Hazanavicius. Tous les personnages se découvrent peu à peu, et se lisent presque mieux dans les silences échangés et les regards coupables, inquiets, haineux, aimants. Le nuancier pastel ou éclatant utilisé au fil des scènes ne démérite pas : la beauté de l’aube comme du crépuscule, la chaleur du feu, le vert du printemps, se ressentent avec une acuité toute particulière. Ce film appelle l’attention par tous les détails joliment réalisés, oscillant entre contemplation, action et discussions entre les protagonistes de l’histoire.


La beauté ne se résume donc pas qu’à l’image. Sobres, efficaces, touchants ou révoltants, les dialogues soigneusement choisis font mouche. Portés par les voix de Dominique Blanc, Grégory Gadebois et Denis Podalydès, leur qualité fait plaisir à l’oreille, et ne s’embarrassent jamais de discours pompeux, ni de leçons de morale trop lourdes. Ces répliques amènent un peu de vie au cœur de cette forêt parfois morose, plutôt sinistre en plein milieu d’un hiver qui paraît interminable.


Les partis pris du long-métrage sont solides, voire audacieux. Pas une fois les termes “Juifs”, “nazis”, “Hitler” et autres ne seront prononcés. Pourtant, tout respire l’évidence. Ainsi, le réalisateur atteint un point d’équilibre particulièrement périlleux, et toutefois réussi. Tout en ne laissant aucun doute sur la période racontée à l’écran, il permet à son récit d’obtenir une portée sans conteste universelle. Hazanavicius reste fidèle à sa posture autant qu’à ses principes, et ajoute une pierre de plus à son édifice : plus que la Shoah, ce sont tous les génocides qu’il dénonce, dont il révèle les atrocités comme les gestes d’humanité survivant dans un tel contexte. Primordiaux. Le dernier tiers du film, quasi insoutenable émotionnellement par instants, dévoile des peintures divulguant avec une sensibilité rare l’horreur pure du système concentrationnaire. Il fallait du culot comme du courage pour imposer une telle patte, et oser représenter de telles images qui tranchent férocement au milieu de l’animation. Enfin, la bande originale composée par Alexandre Desplat parachève un travail aussi réfléchi que considérable, en conférant un supplément d’âme à l’ensemble.


La Plus Précieuse des marchandises est une claque, dans le monde du film d’animation. C’est un petit bijou auquel on ne s’attendait pas, et qui, avec des mots simples et des images fortes, transmet l’un des plus beaux messages, le seul auquel l’humanité en perdition devrait se raccrocher, lorsque l’obscurité revient. Sans niaiserie aucune, son humilité pourrait presque laisser décontenancés et désemparés ceux qui anticipaient à une diatribe moraliste de la part d’Hazanavicius. Et pourtant. L’amour absolu, la bienveillance et la foi en la solidarité resteront indubitablement les trois valeurs-piliers défendues bec et ongles par le réalisateur. “Le reste est silence.”

SerenJager
9
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le 22 oct. 2024

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SerenJager

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