Ceux qui connaissent et apprécient le cinéma d’Abdellatif Kechiche ne seront pas dépaysés et recevront cette Vie d’Adèle comme la confirmation de la place centrale qu’il occupe désormais au sein du cinéma français. On sait que le film a épuisé plusieurs monteurs pendant des mois, qu’il s’est construit autour de centaines d’heures de prises, qu’il n’était pas tout à fait achevé au moment de sa présentation cannoise : les USA ont Malick, Hong-Kong Wong Kar-wai, nous avons Kechiche. La version que j’ai découverte s’achève d’ailleurs sur un carton noir, sans générique, ce qui laisse à penser qu’elle sera peut-être légèrement modifiée d’ici la sortie. Difficile de croire cependant que quelques altérations en écorneront fondamentalement la puissance fiévreuse, ou freineront l’irrésistible dynamique de ses trois heures fusantes : pour le dire simplement, on en sort K.O, avec le sentiment de se trouver face à l'un de ces films qui, de temps à autre, dégondent l'habitus de la production hexagonale.


Attention, la suite est bardée de spoilers – vous êtes prévenus.


La méthode du cinéaste repose sur deux ou trois principes très simples, sa plus grande force est d’y rester fidèle du début à la fin, de les essorer jusqu’à plus soif, afin d’y puiser une véritable matière en fusion. Feu des répliques, feu des affrontements, feu surtout des états passant sur les visages, dont le réalisateur approfondit ici la scrutation, avec ce goût presque exclusif du gros plan auquel il nous a habitués. La première image offre l’Adèle du titre à notre regard, qui sort de chez elle et rejoint le bus scolaire : on ne la lâchera plus une seconde. Les séquences inaugurales peuvent d’ailleurs se lire comme l’exposé un brin volontariste des intentions de l’auteur, mais elles ont le double mérite de se rattacher à son œuvre antérieure (on est dans L’Esquive, à peine quelques années plus tard) et de jouer franc jeu vis-à-vis du spectateur. La lecture et l’analyse en classe de La Vie de Marianne, le roman inachevé qui passionne la jeune héroïne, fonctionne comme un commentaire limpide du projet de Kechiche. "Que manque-t-il au cœur amoureux ? ou au contraire que gagne-t-il dans l’expérience du coup de foudre ?" demande le professeur à ses élèves. Le film offre rien moins que la tentative d’approcher la question, sur plusieurs années de l’existence d’une jeune personne. Le Bleu est une couleur chaude, titre de la BD, devient La Vie d’Adèle, comme chez Marivaux.


Et cette Adèle, c’est peu dire qu’on s’y attache. Il n’y a pas de secret : si elle nous captive dès les premières images, si ses vibrations, ses impressions, ses joies et ses peines nous touchent avec une telle proximité, c’est parce qu’on sent que le réalisateur en est profondément épris. Il y a quelque chose d’insatiable chez Adèle, une curiosité, une ouverture, une faim qui s’expriment à tous les niveaux, lors de boustifailles jamais rassasiantes ("je mange toutes les peaux" confie-t-elle à un moment), d’écoutes fascinées en classe, d’abandons à la fête et à la revendication (comme dans cette étourdissante manif lycéenne, cadrée presque exclusivement sur son visage et faisant passer au travers du chant et de la musique à tue-tête tout le bonheur d’être jeune, ou comme plus tard dans une party qui donnera une furieuse envie de danser sur Lykke Li). Le regard en alerte, les lèvres charnues, le verbe vif, l’esprit en perpétuelle agitation, le corps gouverné par la vitalité : elle incarne à elle seule toute la dépense torrentielle à l’œuvre depuis toujours chez Kechiche. Parfois l’énergie retombe, le temps que les batteries se rechargent, et on la voit dormir, bouche grande ouverte, comme l’enfant qu’elle n’est désormais plus tout à fait. Cette fille est rendue belle et éclatante à travers le prisme d’un regard, celui d’un cinéaste de toute évidence emporté et fasciné par son appétit.


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Et voilà comment le récit somme toute banal d’un apprentissage amoureux se voit transcendé, élevé, porté durant les trois heures d’une véritable épopée individuelle et conjugale, nourrie à l’ardeur, à l’innocence, à l’inquiétude, à l’ivresse des premières fois. Ici Adèle se sent honteuse, anormale, lorsqu’elle pend conscience que quelque chose manque dans sa relation avec un garçon touchant de ténacité gauche, qui pourrait être l’amoureux parfait. Là elle se prend en pleine face le refus d’une camarade de classe embrassée sur un malentendu, et dont le baiser lui a étrangement plu. Kechiche joue sur toutes les gammes, ose tour à tour la cruauté cinglante (interrogatoire inquisiteur des copines, l’insulte homophobe à la bouche), la drôlerie tendre (la pioche dans la boîte de confiseries cachée sous le lit pour combler un chagrin), l’onirisme voluptueux (les caresses que se prodigue Adèle dans son sommeil, en rêvant de la fille aux cheveux bleus croisée dans la rue). L’idée d’une prédestination suggérée par le professeur au début du film et annoncée par quelques détails discrets (la couleur bleue du vernis à ongles ou des néons en boîte de nuit) irrigue, comme à contre-courant, la facture naturaliste de la mise en scène. Dès lors, peu importe les scories éparses, les maladresses passagères qui ne seraient jamais passées chez un Pialat (Emma avouant avoir été "hyper Sartre durant ses années lycée", ou plus tard les considérations mystiques de l'ami galeriste sur l'orgasme féminin). Quant aux quelques notations sociologiques (tels les dîners en famille devant Julien Lepers), elles sont constamment digérées, intégrées à la synergie de l’ensemble, de telle sorte que la potentielle épaisseur de tel ou tel trait est tuée dans l’œuf, oubliée au profit d’une expression à perdre haleine.


Lorsqu’Adèle retrouve Emma dans un bar lesbien, le film s’emballe définitivement et on ne l’arrête plus. De façon paradoxale en réalité, car il entre dans un deuxième rythme, plus doux, plus enchanté, prenant la mesure d’une rencontre émerveillée imprimant sa marque – on s’en rendra compte plus tard, à rebours – à l’existence toute entière. On est alors au cœur du projet de Kechiche, et on comprend toute la cohérence de sa démarche, de son obstination à faire durer les séquences, à tout montrer du chambardement physique et spirituel de son héroïne. C’est l’histoire d’une collision entre deux univers, puis d’une passion irradiante qui conditionne l'épanouissement d'un être et saisit sans sommation la toute jeune Adèle et son aînée. La première découvre l'amour saphique avec une innocente ferveur, la seconde juge très excitant d'y initier, en experte, cette lycéenne aux joues pourpres à laquelle elle ouvre une porte insoupçonnée. Ses rêves d’affirmation, de découverte, de culture, cette soif de porosité à tout ce que le monde peut offrir, Emma lui en fait cadeau. La conviction de Kechiche, c’est bien sûr que l’épanouissement spirituel est indissociable de l’épanouissement sexuel. "Tu les aimes, mes cours de philo ?" chuchote Emma en riant au beau milieu d'un de leurs corps-à-corps. Ce n’est pas un hasard si, au sein de son deuxième tiers, le film enchaîne en les alternant scènes de table et scènes de lit. La fournaise des étreintes, la quête de l’union charnelle sont filmées avec la même patience, la même frontalité que l’étaient les repas gargantuesques ou les stases de plénitude, les instants de désorientation prolongée ou l’apprivoisement tranquille entre les deux jeunes femmes autour d’une bière. La question de la jouissance, chez le réalisateur, est protéiforme, et il convient d’en prendre la mesure multiple et dévorante lorsqu’il tire de ses comédiennes tant de confiance en la représentation de l’amour physique, tant d’abandon offert à la caméra. Si la grande scène de sexe centrale imprime au récit une marque aussi puissante, dont les secousses parcourront chaque instant du film jusqu’à son terme, c’est parce que le cinéaste et ses actrices donnent à voir, à entendre, à ressentir, par le truchement d’une extase inextinguible, par les respirations essoufflées, les rougeurs et les tremblements des corps crispés de plaisir, par la plongée sans filet au sein du désir brut et consommé, le cœur même de cette recherche d'harmonie et de complétude qui constitue l'accord amoureux. Emma fait l’éducation sentimentale, sexuelle et culturelle de sa jeune maîtresse ; pour le spectateur, être témoin de cette troublante intimité ouvre les vannes d’une dernière partie qui monte encore d’un cran en puissance.


Kechiche, on le sait, ose la dilatation, la surchauffe séquentielle. Il se permet aussi une série d’ellipses étonnantes qui apportent au récit le poids inéluctable d’une fatigue, d’une usure relationnelle. C’est à cet instant que son acuité entre en jeu, à cet instant que le film atteint des sommets de tact et d’exigence dans la transcription implicite des rapports conjugaux, impactés par les compromissions et mis à l’épreuve des codes, des barrières sociales, des marqueurs de classe, de la multitude de gestes et de silences qui blessent plus qu’on ne le veut, ou qui révèlent davantage qu’on ne le souhaite. Adèle et Emma ont emménagé ensemble, elles forment un couple heureux et solide. La première est devenue institutrice, la seconde se bat pour s’imposer sur la scène artistique. Pourtant, lors d’une soirée organisée chez elles, le parallélisme des conversations suggère l’étanchéité des milieux plus que tout autre discours : lorsqu’Emma débat avec ses amis de la place de Klimt dans l’art tandis qu’Adèle échange avec un acteur amateur quelques futilités, tout est dit d’une situation qui, de manière souterraine, érode leur bonheur conjugal. Kechiche ne mange pas du pain du schématisme ou de la caricature : les deux conversations existent pour elles-mêmes, le courant passe entre Adèle et son ami comme il passe entre les artistes. Est-il besoin de rappeler à cet instant à quel point le recours à la parole est central chez ce réalisateur ? Il ne porte pas sur le microcosme artistique le moindre jugement de valeur ; seulement il capte de manière délicate l’impression de mise à l’écart, d’incompréhension, vécue par son héroïne. A la maison, Adèle gère les tâches ménagères comme dans beaucoup de couples hétéronormés, tente de se raccrocher aux préoccupations de son Emma qu’elle aime plus que tout et qui lui a tout donné, mais chez qui elle semble percevoir, à tort sans doute, comme un léger éloignement. C’est ce doute que capte Kechiche, cette période d’instabilité fragile au sein d’un ménage pourtant profondément uni. Et si l’on ressent nous-mêmes ce malaise, c’est encore une fois parce que le cinéaste nous fiche les impressions d’Adèle sous la peau, reste de son côté, ne la lâche pas d’une semelle. Le doute ouvre une brèche, qui fait basculer leur histoire dans le drame.


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Quiconque a vu La Graine et le Mulet se souvient de l’interminable logorrhée hurlée par Julia, l’épouse trompée, à la tête de son beau-père. La rupture brutale entre Adèle et Emma nous vaut une séquence estomaquante, égale en intensité, qui nous laisse les jambes coupées, la gorge nouée, perdus entre la juste fureur d’une jeune femme trahie et la détresse d’une autre pour qui le monde s’écroule. Elle laisse des cicatrices, ouvre la voie à une dérive affective qui vrille le cœur. Adèle a Emma dans la peau, la séparation est pour elle un supplice quotidien. Là voilà chassée du paradis, errant avec le chagrin d’aimer sans être aimée en retour. Il en faut du temps pour qu’une aventure amoureuse, y compris dans sa dimension la plus douloureuse, construise une personnalité, pour que la confrontation d’un être à la souffrance se résolve dans la réconciliation avec soi-même, dans la sérénité, fût-elle partielle. Voir notre Adèle trembler de peine, seule à table, ou pleurer au milieu de ses enfants à l’école, pourra difficilement s’oublier. Il ne s’agit à aucun moment pour Kechiche de sombrer dans le discours doloriste mais bel et bien de montrer comment l’expérience d’une peine de cœur, au même titre que le bonheur et l’euphorie de la rencontre amoureuse, forge l’individu.


Surtout, Kechiche possède une carte magistrale dans son jeu, peut-être la plus vibrante, la plus convaincante de toutes. Cette carte, c’est celle de la transmission, d’une croyance absolue en les vertus du passage générationnel. La raison de vivre d’Adèle, ce qui la pousse à continuer, ce qui la sauve, c’est ça. On lui doit des scènes parmi les plus belles du film : l’enseignement jamais repus offert aux bouts de choux, le partage avec les enfants, la foi et la conviction de celle qui a trouvé sa voie. Les percussions entendues lors du coup de foudre dans la rue, au début du film, ce sont aussi celles qui accompagnent la ronde des enfants et d’Adèle lors de la danse de fin d’année – détail magnifique. On repense alors à tous ces signaux que le film avait préalablement disséminé, à la lecture initiale de Marivaux dans la classe, à l’échange d’Adèle et de son amoureux sur Laclos, mais aussi au plaisir du plat de spaghettis cuisinés par le père – cette recette dont elle s’émerveille et qui fera ensuite le bonheur de ses invités. La générosité du cinéaste trouve là son point d’expression le plus parfait, et offre à son histoire l'une de ses plus merveilleuses perspectives. Pour Kechiche l'élévation par le savoir, la connaissance, les arts, est intimement liée à la question populaire, et ce film en apporte une preuve éblouissante en faisant de l'accès à la peinture, aux certaines œuvres classiques du répertoire français, aux échanges culturels, le vecteur d'un dialogue et d'un enrichissement mutuel entre toutes les couches du tissu social.


Mais si cette philosophie radieuse donne à battre pleinement son rythme, il ne faut pas croire pour autant que le réalisateur recule face aux voies intimidantes du mélodrame. Kechiche n’esquive rien (pas le genre de la maison), et surtout pas le potentiel déchirant d’une scène de retrouvailles au goût de cendres, dans un café, lorsque les deux amantes désormais séparées prennent conscience du vide laissé par l’absence de l’autre. "J’ai gardé une infinie tendresse pour toi." murmure Emma à Adèle, entre deux sanglots, et c’est toute la généalogie des grandes histoires d’amour manquées offertes par le cinéma qui nous revient alors en mémoire, en même temps qu'on se dit que le paquet de mouchoirs ne sera pas suffisant. Séquence qui entérine, si besoin était, la présence ahurissante apportée par les deux actrices à leurs personnages, et dont quelques mots d'éloges seront dérisoires en regard de ce qu’elles apportent au film. A ma gauche Adèle Exarchopoulos se confond avec son rôle au point de lui offrir son prénom, figure tous les états affectifs de l’héroïne en lui apportant une féminité en éveil, une corporalité vibrante, une incarnation proprement telluriques. A ma droite Léa Sydoux, le cheveu court et la séduction intacte, manie puissance et douceur en ne forçant jamais rien – je l'avais déjà trouvée très émouvante (certaines de ses scènes dans L’enfant d’en haut m’avaient beaucoup touché), elle s’impose ici comme une actrice de premier plan. Au milieu, le couple qu’elles forment sur la toile, la complicité qui les lie, l’évidence de leur attraction sentimentale et sensuelle, et par-dessus tout leur apport plus que décisif à l’immense réussite du film. Le jury cannois ne s’est pas trompé en ne dissociant pas Kechiche de ses actrices dans l’attribution de la récompense suprême (quel baron, ce Steven).


On a déjà entendu pas mal de formules toutes faites concernant le film. Il est facile d'en rire, il est aussi honorable de leur accorder toute leur pertinence. "Ce film, c’est la vie entière", nous dit-on. Slogan certes, mais parfaitement adapté aux flux torrentiels qui s’écoulent le long de ces trois heures. "La plus belle histoire d’amour depuis des lustres" a-t-on répété. La formule est si galvaudée qu’il convient de ne surtout pas s’en moquer lorsque, comme ici, elle est appropriée. Car ce sont les sentiments irrépressibles vécus par l’une et l’autre, éprouvés par l'une pour l'autre, dont on se souvient au terme de cette œuvre bouleversante de vérité et de spontanéité. Car ce sont les larmes chaudes d’Adèle que l’emporte avec nous, son énergie d’âme et de corps, ses peines et ses doutes résolus dans l’affirmation de son identité et de ses engagements, dans l'accomplissement de ses projets. Sur trois heures de projection, elle aura grandi, mûri, embrassé le plaisir et la souffrance, se sera révélée à elle-même, confrontée au monde et à cette société rarement accueillante que Kechiche aura scanné dans un geste aussi ample que précis. On la quitte comme on l’a rencontré : elle est dans la rue, elle nous tourne le dos et s’avance au devant de sa vie, et on regrette déjà de la quitter, cette ado devenue jeune femme, cette lycéenne, cette amoureuse, cette institutrice que l’on a appris à tant aimer.


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le 29 mai 2013

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