Soudan, barrage sur le Nil. On récupère de la boue, on les met dans des petits casiers. On laisse sécher au soleil, on retourne de temps en temps sur les tranches, puis on fait cuire au four, thermostat 6. Et au bout d'un jour c'est prêt ! Plus qu'à empiler, prêt à être livré, table 6.
On compose des équipes : celui qui prend la boue, l'étale bien dans son petit moule, le donne rempli à ceux qui font la navette entre le champ d'étalage et le bord du Nil. Les briques étalées au soleil sont retournées sur chaque tranche par un autre, avant qu'un cinquième vienne les chercher dans une brouette, pour qu'un sixième les passe au four. Artisanal ? Pas du tout. Le procédé est totalement maîtrisé, réparti, compartimenté. Ce qui manque ce sont des chaînes de montage, mais à défaut de robots, on a des corps. Et quand on a bossé trois semaines, si le patron estime qu'on a bossé que trois jours, on n'est qu'un corps, pas un homme. Voilà ta paye, pas content ? On s'en tape.
A la radio, les infos "libres" qui diffusent surtout sur Facebook rapportent le cri de liberté scandé à la capitale : "Liberté, Paix, Justice". Des dizaines de morts dans la répression. La révolte gronde, le peuple en a marre.
Entre le patron qui paye comme il le sent et la junte qui tire à balles réelles comme ça en fantasme en France, Maher, briquetier de son état, va emprunter la moto de son ami - habillé comme un pratiquant et soucieux de bien accrocher le portrait du général machin sur son mur extérieur - pour s'en aller dans le désert après le boulot.
Son loisir ? Monter un assemblage de boue.
A ceci près que ce qu'il assemble, on le voit. On la sent. On sent la passion à l'ouvrage. On le voit travailler de ses mains, on le voit avoir chaud, on le voit traîner une blessure qui s'infecte. On le voit rêver de sa création la nuit, qui lui parle, lui demande "Pourquoi ? Que penses-tu accomplir ? Est-ce que ça suffira ?". Par amour de l'ouvrage. Un ouvrage qui est vivant.
Oui, vivant. Comme dans la légende rabbinique du Golem : l'assemblage de boue respire, palpite sous sa main quand il caresse la peau en boue séchée. Dans son travail, on ne voit jamais la finalité des briques. L'action mécanique, près d'un barrage qu'on ne voit jamais, il donne sa force pour du droit, de l'ordonné, de l'impersonnel. Et à côté, l'amour de son geste et de l'imperfection de ses traits rendent sa création d'autant plus unique, et vivante.
Petit à petit, on migre. On ne voyait que le travail et trop peu sa statue, on finira par ne voir que sa statue, et plus son travail. La révolte gronde et évolue, le président est déposé, et bientôt sa vie n'a plus d'objectif que finir son oeuvre.
Une oeuvre qui finira par s'enfuir. Qu'il suivra plein de ressentiment dans le désert. Qui viendra à lui au détour d'une dune, pour disparaître au plan d'après. Puis revenant s'effondrer dans les eaux du barrage, dont le fort courant l'emportera vers le soleil couchant, sur un plan final chargé d'émotions évocatrices de la liberté. Libérer de son obsession ? Libéré avec son peuple ? Libéré de son taf' de merde ?
J'ai un doute sur si sa construction a jamais été vivante. Et s'il hallucinait depuis le début ? Manquant d'eau en plein cagnard, dans le désert où les mirages se cachent partout, et dans un barrage où une colonne de boue peut bien se former spontanément... et s'il vivait en plein fantasme ? Et sa blessure qui empire puis se soigne d'un coup, si elle n'avait jamais été résorbée ? Si sa guérison n'avait été que normale et qu'il n'avait rien remarqué ?
Et si le film n'était pas le réel mais ce qu'il voyait dans sa tête ?
Fantastique. Dans les deux sens du terme.
Mais pourquoi ce pauvre chien ?