Noir et blanc, ambiance sèche et dépressive, lenteur pesante… aborder un film de Béla Tarr est tout sauf aisé, tant l’œuvre du cinéaste hongrois s’apparente de loin à une compilation quasi-parodique de tous les stéréotypes du film d’auteur prétentieux et chiant comme la pluie. Et ce n’est pas cet ultime long-métrage, point d’orgue d’une filmographie unique en son genre placée sous le sceau de l’exigence artistique radicale et de l’absence totale de concessions, qui viendra réconcilier ses détracteurs, le réalisateur y poussant en effet ses obsessions esthétiques et thématiques à leur paroxysme. De quoi décourager par avance de nombreux spectateurs peu habitués à ce genre d’expérience requérant l’abandon d’une grande partie de nos attentes classiques en matière de visionnage de film.
C’est pourtant dans cette austérité que réside la maestria de cet artiste hors-norme, celle qui lui permet comme peu d’autres réalisateurs à part lui de nous faire ressentir viscéralement le poids écrasant de l’espace et du temps dans lesquels se débattent ses protagonistes, au gré de plan-séquences débarrassés de la caution chic dans laquelle trop de cinéastes se vautrent actuellement. Alliant la sophistication fluide de ses mouvements de caméra au noir et blanc sublime de son chef-opérateur Fred Kelemen, Tarr dilate la temporalité de son récit jusqu’à atteindre une forme d’épure aussi hypnotique que fascinante. Qu’il s’agisse d’investir le moindre recoin d’une masure décrépie ou de suivre la marche d’une jeune fille à travers une plaine battue par un vent éternel, le réel le plus trivial se pare ici d’une dimension mystique, quasi-cosmogonique, rappelant à de nombreux instants la démarche d’Andreï Tarkovski mais s’en détachant de par l’athéisme de Tarr et le regard résolument pessimiste qu’il porte sur la condition de ses semblables.
Aucune grâce salvatrice à espérer ici : les représentants de l’humanité (un vieil homme et sa fille) sont réduits à la survie la plus élémentaire, à la pure satisfactions de leurs besoins vitaux, et les interactions avec les quelques visiteurs s’aventurant dans leur domaine ne sont que l’occasion de dépeindre un monde à l’agonie, exploité sans vergogne et au final mené à sa perte par une armée de prédicateurs fantoches et de prophètes en carton ayant eu l’arrogance de prétendre à la divinité dans un univers sans Dieu. La répétition stérile, que Tarr souhaitait éviter pour son œuvre en la concluant avec ce film, est de manière ironique au cœur même de la démarche du long-métrage : Genèse inversée se déroulant sur six jours, Le Cheval de Turin dépeint le quotidien de deux âmes perdues au sein d’une étendue désertique dont l’horizon semble s’effacer dans la brume, rythmé par la répétition incessante des mêmes gestes et de la composition funèbre de Mihály Vig. Une litanie perturbée par la disparition progressive des rares éléments constitutifs de leur environnement (l’eau du puits, le feu, la lumière…), dans une spirale descendante à la conclusion inexorable.
Dans cette Apocalypse silencieuse et apathique se détache le fameux cheval du titre, présenté lors de l’ouverture comme celui au cou duquel Nietzsche s’est jeté en larmes pour le protéger des coups de fouet de son cocher, avant de sombrer dans la folie et de prononcer ses dernières paroles : « Mère, je suis idiot ». Créature stoïque et silencieuse, la seule à percevoir la futilité d’une telle existence, à refuser de s’accrocher en vain, et dont le regard capté à la faveur d’un gros plan d’une intensité sidérante continue de nous hanter longtemps après la projection.