C’est en voyant la scène où les deux interprètes principaux se retrouvent plongés dans une mare de pétrole, que l’on prend conscience de la puissance évocatrice du cinéma de Clouzot. L’héroïsme, extrêmement mis à mal, et ce dès la longue scène d’introduction, avec des personnages qui n’ont rien de chevaleresque, se retrouvent totalement ensevelis dans un magma malsain et extrêmement sombre qu’on pourrait assimiler à du masochisme.
Adaptant le premier roman de Georges Arnaud, en le scénarisant, l’auteur du Corbeau continue son exploration des tréfonds de l’âme humaine dans ce grand film, que l’on peut éventuellement considérer comme le sommet du film d’aventure français. En emmenant ces interprètes quelque part en enfer, Clouzot les tord et les broie dans quelques scènes saisissantes de réalisme. Un Yves Montand qui serait peut-être mon petit bémol, sa carcasse est un peu trop frêle et son visage de gentil, desservent son personnage implacable et froid, l’extraordinaire Charles Vanel, formidable dans la peau du vieux briscard qui prend conscience du délitement de son corps au gré de cette infernale cavale, mais également l’italien Folco Lulli vu chez Monicelli et Matarazzo, dans le rôle de l’incontournable personnage picaresque et le néerlandais Peter van Eyck, acteur de série B au physique de gros dur, sont embarqués dans cette mission impossible quelque part en enfer.
D’une dureté et d’une cruauté absolue, peu de place pour l’apitoiement et les pleurnicheries, ce grand film de tension, contient quelques scènes d’une intensité absolue avec toujours ce souci d’imprimer des lieux totalement en phase avec cette vision délétère et sans espoir sur le devenir des hommes face à l’impossible. Du passage dans la bambouseraie, à la scène du dynamitage du rocher, jusqu’à la scène de la mare de pétrole, tout respire l’âpreté et la souffrance. Je n’ose m’imaginer le calvaire que Clouzot, qui n’était pas réputé pour son sens de l’empathie, a dû faire endurer aux interprètes.
L’aspect purement visuel époustouflant de réalisme et l’intensité radicale rappelle le splendide Trésor de la Sierra Madre de John Huston. On peut même aisément imaginer que Clouzot, en grand admirateur du cinéma américain, a dû directement s’en inspirer jusque dans le choix de ses interprètes. Montand, sans en posséder le charisme, se rapproche physiquement du Bogart de la Sierra.
Au-delà de l’aspect noblement inhérent au cinéma de genre, et une vision nihiliste sur la nature humaine, on prendra aussi en compte l’aspect purement politique consistant à égratigner l’ignominie la plus crasse de certains aspects du capitalisme.
Probablement inégalé dans le paysage cinématographique hexagonal, dans son genre, Le Salaire de La Peur sera magnifiquement remaké par William Friedkin, un autre apôtre de la représentation du mal, avec l’extraordinairement dingue Sorcerer.