Un vieillard allongé sur la terrasse d'un palais qui part en débris. Cet homme au visage clos, muré dans les souvenirs et les illusions, est un raja. Depuis la mort de sa femme et de son fils, il est tombé dans une déréliction sans remède. Soudain, un haut-parleur crache une musique sirupeuse, panachée de sonorités indiennes et de rythmes hérités de la présence anglaise. Une cacophonie qui jaillit de la maison d’à-côté, celle du riche usurier Ganguli, et qui remue sa mémoire. Dans cette province bengalie, la musique classique et traditionnelle survit grâce aux mécènes. Le Salon de Musique raconte la fin de l'un d'eux, en qui se mêlent hédonisme et vanité. Biswambhar Roy est un représentant de la société zamindar, une classe de propriétaires terriens oisifs, protecteurs des arts, qui a connu son déclin à l'aube du XXème siècle. Jadis il offrait des concerts de cithares et de tambourins où se produisaient les meilleurs musiciens du pays. La passion qu’il mettait à organiser ces fastueuses soirées le jeta dans les dettes. Entre chaque fête, le noble s’épuisait un peu plus, voyait son personnel s’en aller, ses chambres et son coffre-fort se vider. Pour se renflouer, il fut obligé de céder une partie de son domaine à son voisin. Il revoit aujourd’hui cette figure pleine de politesse, sous laquelle perçaient déjà de sourdes manifestations de suffisance, psalmodier des compliments. Il se remémore la satisfaction qu'il avait à le laisser planté devant lui tandis qu'il savourait son narguilé, nonchalamment étendu sur le sofa. Alors même que son sort dépendait de cet homme exécré, il le traitait comme un laquais qui aurait imploré audience. La première partie du film, racontée au présent, laisse filtrer un ton amer et désespéré, les relations sociales y sont figées (maître-serviteur), le décor dépouillé (un fauteuil sur la terrasse), les plaisirs y tiennent une place protocolaire. Le lustre de cristal sur lequel s'inscrit le générique, tremblant dans le souffle de la tempête et menaçant de s'éteindre dans l'instant, ne se laisse jamais oublier. Son clair tintement est un présage paradoxal de catastrophe et son clignotement semble celui d'une raison qui défaille. La musique de cet instant n'est que battement de cœur ou galop affolé, augures d'une mort lyrique.
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Le long flashback central commence par la course du cheval du zamindar regagnant sa demeure, où les valets sont tout affairés à faire étinceler le luminaire. Il va recevoir Ganguli, qui lui demande les droits d'exploitation de certaines de ses terres. Cette partie installe les éléments sociaux, économiques, psychologiques et passionnels du film : le personnage principal est en rivalité avec ce parvenu qui représente la nouvelle classe nantie, inculte et sans manières (capable de priser, renifler et se moucher pendant une soirée musicale). Au bord du dénuement (symbolisé par l'évocation des crues qui arrachent ses sols et les emportent), Roy reste un aristocrate fier de ses devoirs et de ses vertus : il interdit de pratiquer sur ses parcelles usure et saisies, il ouvre sa maison aux victimes du fleuve, il sacrifie ses derniers biens par amour pour son fils dont on célèbre l'initiation, au cours d'une fête où l'on tire un feu d'artifice et où une joueuse de vina réjouit les oreilles des invités rassemblés. Ce segment narratif se termine par un monologue du protagoniste qui sombre dans le sommeil en rêvant d'une célébration splendide qui réunirait le gratin des instrumentistes. La lumière se fait très dure et sur son visage blafard se dessinent encore plus noirs ses yeux et ses lèvres soulignés de fard. Si le salon chatoyant est l’endroit où il reçoit ses obligés, ce n'est pas le lieu de la seule musique : s'y trouvent aussi les portraits de ses ancêtres et un immense miroir devant lequel il s'assoit. C'est donc face à son image et celle des membres de sa famille qu'il accueille Ganguli et plus tard qu'il assiste au concert. La caméra, après avoir saisi de face la chanteuse puis en contrechamp l'assistance, tourne alors autour de la pièce où seuls oscillent les larges éventails balancés par les domestiques et leur reflet dans la glace au cadre doré.
L'intermède qui suit montre comment Roy perd ses dernières défenses contre ce qui, dans sa passion, relève de l'orgueil. Orgueil de voir son fils suivre ses traces, agacement d'être dérangé par le grondement d'un groupe électrogène installé dans la propriété voisine, fatuité lorsqu’il chausse hâtivement un pince-nez et feint de s'absorber dans la lecture, amour-propre enfin lorsqu'il décide précipitamment d'organiser une réception le jour même où Ganguli comptait en donner une pour inaugurer sa maison avec le nouvel an. À cette occasion il fera revenir la maharani et leur fils partis voir ses beaux-parents, et vendra les derniers bijoux de son épouse. Rire de triomphe insensé de l’homme, convaincu d’imposer à nouveau son prestige. Le virtuose du concert est cette fois un chanteur musulman dont le rythme va s'accélérant comme le drame se rapproche. Le vent gonfle les rideaux, un bibelot d'ivoire (un bateau) est renversé sur la commode, des éclairs interrompent les gestes de plaisir (la pipe à eau, le verre de vin). Le lustre s'agite et le regard approbateur que lance l’hôte au musicien se charge d'angoisse lorsqu'il rencontre un insecte qui se débat dans son verre. Durant cette représentation, en lieu et place du travelling circulaire autour du salon de musique, le montage est court, on aperçoit encore le lent balancier de l'éventail dans le grand miroir, mais la scène est surtout filmée en gros plans — Roy, l'insecte, le chanteur, le lustre. Tout à coup, alors que les artistes improvisent divinement, la flamme des chandelles vacille, le plafonnier de verre tangue, comme pris de panique. Le chant croît en intensité et son rythme se précipite tandis que le protagoniste sort de chez lui ; il est terminé lorsqu'il trouve son fils noyé dans un tourbillon. Son visage et le corps de l’enfant sont photographiés au milieu du halo durci d'un projecteur. C'est seulement à ce moment-là qu'un long mouvement de caméra embrasse le palais, le fleuve enfin calmé et l'horizon lointain. Roy avait dit plus tôt à son intendant de ne pas parler du dernier coffre de bijoux, que rien n'est jamais définitivement terminé...
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Les années ont passé. Seuls deux serviteurs sont restés fidèles au maharadja qui, depuis la tragédie, s'abstient de vivre, replié sur sa terrasse. De l'ancienne splendeur ne subsistent qu'un cheval blanc et un éléphant. Et le retour très subtil au temps actuel donne la certitude que les choses ont une fin : "Plus de musique pour moi" ou encore "Je ne descendrai plus"... Pour damer le pion à Ganguli venu le narguer, le vieillard arrange pourtant un dernier récital qui, il le sait, parachèvera sa ruine. Les symboles alors se précipitent, en rappels des autres parties du film : Roy fait carillonner le lustre du bout de sa canne, une araignée court sur son portrait, le miroir est obscurci de poussière. Cette soirée sera rehaussée, comme celle du nouveau riche, par la performance d'une danseuse khatar. De sa grâce irréelle, de ses chevilles entourées de grelots, de son sourire immuable, de ses pas d'une fascinante complexité semble surgir le principe fondamental de l'hindouisme : insignifiance de la mort et éternité de la vie à travers des incarnations successives. Le rituel des danses et des chants, la magie qui s’en dégage préservent une intimité, un recueillement sur lesquels le temps n’a pas de prise. Revivifié par ce message, Roy inflige un ultime camouflet à son adversaire qui a le front, la grossièreté de vouloir être le premier à faire une offrande à la bayadère. Le matin suivant, illuminé, il montera son vieux canasson, seul et dépouillé de tout face à son dieu. Jusqu'à ce que l’animal se cabre en face d’une barque échouée, et le désarçonne sur la lande sablonneuse avec la plus funeste conséquence. Le valet qui contemple le corps sans vie de son maître s'étonnera de voir couler des lèvres d'un individu aussi éminent un sang pareil au sien.
Cet affrontement entre deux hommes représentant le premier une noblesse moribonde, présomptueuse, imbue d’elle-même, le second une bourgeoisie clinquante et opportuniste, évoque bien sûr Le Guépard de Visconti. L’unité de lieu aggrave le sentiment de déréliction, la débâcle de son propriétaire étant minutieusement inscrite dans le désastre insidieux qui tache les cloisons, supprime les plats d’or et d’argent, ferme l’une après l’autre les portes des chambres. Tourné par hasard au Bengale dans la maison même qui a inspiré la nouvelle adaptée, le film décrit la fin d’un monde et l’arrivée d’un autre. Il traduit l’angoisse d’un cinéaste qui voit disparaître toute une civilisation, toute une culture, et qui ne cesse de s’interroger, sans lamentations inutiles, sur les conséquences de ce bouleversement. Tour à tour calme et sauvage, il est comme ces hautes montagnes qui par instants apparaissent dans un ciel clair pour ensuite être entourées de nuages et de ténèbres. Véritable traité de la poétique cinématographique de Satyajit Ray, il constitue un autoportrait de l’artiste en spectateur et développe une philosophie de l’accueil en soi comme art du don : avant de transmettre aux autres, il s’agit d’abord d’apprendre à recevoir. Le réalisateur sait organiser clairement le récit le plus obscur, le jalonner de flashbacks, le rendre vivant et sensible. On pense aux cinéastes terriens comme Jean Renoir dans la façon de traduire un geste, de saisir une silhouette, de filmer les éléments, et à Elia Kazan dans la description tumultueuse du devenir, de l’attachement des hommes aux choses, de leur détresse aussi. Ray s’exprime avec une sensibilité extrêmement raffinée, presque décadente, avide de formes et de rythmes soigneusement élaborés. Il joue du clair-obscur, de la finesse des architectures, de toute la gamme des gris et des blancs, des perles et des jais. Ainsi c’est revêtu du vêtement immaculé qu’il portait alors qu’il était encore jeune que le vieux hobereau reçoit ses amis pour la dernière fois. On pourrait épiloguer à perte de vue pour savoir si l’auteur regrette ou non cet univers de puissant déchu, promoteur de la beauté, qui traverse l’existence avec une morgue raffinée. Mais on quitte surtout cette mélopée fataliste la tête pleine d'images superbes, avec la certitude que s’il n’existe pas de complaisance chez l’auteur envers ces aristocrates aux valeurs désuètes, il témoigne d’une certaine estime pour celui sachant donner la place qui lui revient non pas au goût du plaisir, mais au plaisir du style, dans la vie comme dans l'art. En accordant un destin individuel à la tragédie universelle, Ray recherche le fond commun de vérité qui unit l’ensemble des êtres. Et comme tous les grands artistes, il s’en approche.
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