Quelques lignes d’une écriture calligraphiée envahissent l’écran, sur fond noir, avant de changer progressivement de couleur : du bleu au violet, du violet vers le rose. Derrière les pleins et les déliés du texte, une fleur jaune s’ouvre en gros plan, puis une autre rouge, et une autre encore. Ces éclosions répétées sont filmées en accéléré, mais l’impression qui domine est celle du ralenti, d’une torpeur curieusement funèbre — comme des jupes virevoltant dans un bal de fantômes. Les filtres changent, la texture des pétales cède à une fine couche de tulle. Ces caches pourtant délicats (l’apparat) asphyxient les corolles, les empêchent de s’épanouir tout à fait. La beauté fait écran, dissimule une autre beauté qui, à mesure qu’elle s’exprime, révèle la nature meurtrière de la première. Vers la fin, la lutte s’intensifie, la même fleur s’emballe et se déploie plusieurs fois de suite, en rythme avec les mouvements musicaux très legato d’Elmer Bernstein. Le Temps de l’Innocence est contenu tout entier dans le somptueux générique de Saul Bass : la passion réprimée par les usages sociaux. Les rares fois où la caméra s’aventure dans les rues de New York frigorifié, c’est d’ailleurs généralement pour lécher la vitrine d’un fleuriste, entre autres occupations décisives. Cette gentry des années 1870 baigne dans une harmonie florale qui déborde de partout, avec sa liquoreuse sève de fiel. Certes chacun sait qu’il faut être féru de bonnes mœurs pour décrypter un tel langage. Et si un diplôme en botanique n’est pas nécessaire pour tout comprendre à l’histoire, au moins est-ce l’occasion de voir se parler l’une des sémiotiques parallèles qui la peuplent. Ces fleurs en rappellent d’autres. Au même moment (la fin du XIXème siècle), à Shanghai, un homme et deux femmes, captifs eux aussi, mais d’une manière différente. L’art de faire éclore et se faner appliqué à un film entier. Les longs plans-séquences des Fleurs de Shanghai s’ouvrent et se referment dans des fondus au noir ouatés, presque vénéneux. Chez Scorsese tout comme chez Hou Hsiao-hsien, deux mondes fermés où l’amour et l’argent se négocient dans des rituels raffinés et impitoyables. Deux logiques ressassantes où personne ne meurt jamais car tous ont été, depuis longtemps, enterrés vivants.
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Le Temps de l’Innocence est une œuvre fragile dont la vibration intime, loin du bruit et de la fureur de la geste scorsesienne, n’a pas manqué de surprendre les aficionados du cinéaste. Lui, l’enfant survolté de Little Italy, le peintre hypernerveux de la névrose urbaine et de l’aliénation contemporaine, aux commandes d’un film en costumes, froufrous, sanglots furtifs et chuchotements policés ? Il est pourtant facile de comprendre pourquoi il s’est entiché du fameux roman d’Edith Wharton, qui décrit un microcosme sectaire, lové sur ses principes et assis sur ses protégés au point d’enrayer toute velléité d’émancipation. La Mafia et l’aristocratie, c’est finalement la même communauté close, régie par des codes tribaux, des coutumes rigides et des règles inflexibles. Mrs Mingott ne tient-elle pas un rôle similaire à celui d’un Parrain ? Avec une élégance exquise, Scorsese développe une mécanique perverse d’attitudes clandestines et d’alliances feutrées, une valse d’élans contenus qu’il dépeint dans le satin de mouvements circulaires. Comment faire voir sans montrer, comment dire les choses sans les nommer… Telle est la situation de Newland Archer, avocat prometteur issu d’une grande famille et bientôt marié à une jeune femme très comme il faut, la douce May Welland, alors qu’il vient de s’éprendre de la cousine de cette dernière, Ellen Olenska, comtesse anticonformiste devant son patronyme à un mariage désastreux en Europe. Une idylle impossible parce que tuée dans l’œuf, une erreur stratégique irréparable dans cet univers de diplomatie chevronnée qui se pare des oripeaux du libéralisme moral. Pour un auteur à ce point hanté par le puritanisme, l’occasion est trop belle de filmer les scènes d’adultère platonique dans ce qu’elles ont de plus intensément charnel : rien n’excède jamais deux mains qui se touchent. Et lorsqu’elles s’étreignent un peu plus ardemment que d’habitude, on fermerait presque les yeux devant tant d’obscénité. Mais sans transgression, pas de remords ni de mortification. Sans mortification, pas de rédemption. Et sans rédemption, reconnaît-on encore Scorsese ?
Indubitablement, tant s’affirme plus que jamais le talent anthropologique de l’artiste. On l’imagine pendant le tournage, entre chaque prise, sur les pas de son décorateur et de sa costumière, s’extasiant sur les étoffes précieuses et recomptant les petites cuillères en argent. Mais quand il scrute les dorures et les boiseries, les glaces et la porcelaine fine, les bibelots des boudoirs et les tableaux champêtres de Bouguereau, il est là et bien là. La minutie compulsive avec laquelle il met en valeur les intérieurs de bonbonnière, les rites empesés, les fastes mondains de la haute société ne traduit ni maniérisme autosuffisant ni fétichisme ornemental. Tous ces détails ne sont pas employés comme objets de plaisirs esthétiques mais comme supplétifs au manque à être des personnages. Emblèmes d’un milieu compassé, corseté, rongé d’orgueil et d’hypocrisie, on s’y attarde, on s’y cogne, on y étouffe. Sous le(s) couvert(s) de l’étude comportementale, c’est la vérité et la violence du sentiment que le réalisateur s’emploie à saisir ; plus exactement de sa prise de conscience, c’est-à-dire le rappel immédiat et brutal d’une observation de fragments du monde. Sauf inculture ou cuistrerie, on ne peut pas faire un film en crinolines en ignorant qu’on a déjà vu valser tout un système de fragrances et de réminiscences, consubstantiel à la biologie du grand cinéma, chez le Ophüls de Lola Montès ou le Visconti du Guépard. D’autant que le cœur de l’entreprise réside précisément dans la ronde des référents, le quadrille des évocations, la combinaison des citations, jusqu’à tomber par terre, épuisé, bourré de sens. Et si Scorsese feint d’agir à la manière d’un bonimenteur faisant la retape pour sa vitrine, c’est pour mieux expérimenter comme un fou. Voir par exemple son usage obsessionnel du fondu-enchaîné qui contamine la plupart des actes, même les plus anodins : descendre un escalier, allumer une cigarette. Plutôt que de les capter dans la continuité, il hache ces gestes en autant de compressions qui dévorent l’espace et le temps. Fondre comme un oiseau sur sa proie, et enchaîner comme Hercule voulant ligoter Chronos.
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Au sein d’un monde tenu sous le joug de la bienséance et des rumeurs, des formes et des procédures, la flamme amoureuse surgit précisément où et quand il ne faut pas, faisant trembler l’équilibre précaire d’une illusion soigneusement bâtie afin de garantir l’ordre social. Le matriarcat, incarné par l’opulente Granny, adoucit ses obligations pour mieux anéantir les tentatives d’échapper à son emprise, en exécutant de manière souterraine son travail de sape. À belles dents, le film met ainsi en charpie une caste de parvenus qui thésaurisent sans distinction tous les signes extérieurs de richesse, moitié pour en imposer, moitié pour combler un hypothétique appétit de respectabilité. Voilà pourquoi le cinéaste cultive l’empathie avec son héros, rongé de l’intérieur par un mal qui n’est autre que son salut, réduit à l’endurer dans la raideur des apparences. Il peut dès lors se permettre des séquences auxquelles le plus petit dérapage serait fatal, comme l’hallucination dans la maison de campagne (Ellen se levant pour venir enserrer Newland) ou la vision sublimée sur la jetée au phare, symbole d’une transcendance aveuglante qu’il a laissé échapper pour l’éternité. La mise en scène se fait l’écho d’une sensibilité devenue suraiguë, pour laquelle le réel se transforme soudain en un parcours semé de pièges, et dont tout effleurement d’inattendu explose en vertige des sens. Elle joue avec les matières denses, les couleurs chaudes, les effets de montage, de manière à produire une altération perceptive accordée aux glissements émotionnels des protagonistes. Se succèdent fragmentations accélérées, surimpressions, plans subreptices (au musée), lecture face caméra (la lettre d’Ellen), projections mentales, changements d’éclairage, d’intensité lumineuse ou sonore dans une même scène. Derrière le vitrail d’un classicisme consommé, la fièvre créatrice brûle.
Dans ce concert de murmures modulés, les acteurs témoignent d’une rétention maximale par laquelle est magnifié le moindre frémissement. Daniel Day-Lewis, déchiré, muré dans le secret, louvoie avec une précision admirable. Michelle Pfeiffer, si belle, fébrile, radieuse comme toujours, souffre et aime d’un même regard. Quant à Winona Ryder en future dame patronnesse, un plan d’elle tirant à l’arc résume son ambiguïté : visage implacable au moment de l’exercice, puis rayonnant d’innocence béate au moment où elle atteint sa cible. Si forte que soit la vitalité du héros, le clan amenuise sa résistance sans délai. Ce trop-plein excisé, il s’éloigne de "l’aperçu de la vraie vie" saisi au côté de l’indépendante et lucide Ellen, qui refuse de croire au pays utopique où il songe à l’emmener. Il s’achemine donc vers la solitude forcée de sa conscience, la mort lente d’une existence sans désir. À peine âgé de cinquante-sept ans, convalescent après une longue léthargie affective, il comprend trop tard les chimères du libre-arbitre et le poids de l’inexorable prédestination. Sous son titre ironique et cruel, le film l’emprisonne par stratification dans l’épaisseur d’un temps définitivement enfui. Suprême renoncement qui mène ce héros proustien à la rêverie filtrée par les conventions artistiques, ainsi qu’à l’introspection justifiant pleinement le recours à la voix off, très distinguée, de Joanne Woodward. Distanciée et délicate, persifleuse et clairvoyante, elle se fait désabusée pour dépeindre comme à regret les blessures de personnages devenus spectateurs de leur propre destin. S’il respecte l’architecture ciselée du roman, Scorsese pousse plus loin que Wharton son romantisme. Là où l’écrivaine analyse et dissèque, il laisse en suspens et privilégie un climat de non-dit. Ses sinueux mouvements d’appareil enveloppent les êtres pris dans leurs circonlocutions pour affirmer, comme Flaubert, que les grandes passions sont muettes. Il y a du sang et des larmes sous les dentelles. La preuve en est donnée par ondes successives dans ce superbe mélodrame en sourdine, heurté, syncopé et, c’est bien le moins, parfaitement crève-cœur.
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