Texte publié dans le cadre du Ciné-Club le 17/03/2021
Les œuvres les plus intrigantes des grands cinéastes sont souvent celles les plus éloignées de ce que l'on pourrait attendre d'eux. Dans ce registre, voir Martin Scorsese, maître du film de gangsters, troquer ces derniers contre des membres de la haute bourgeoisie new-yorkaise et les Rolling Stones contre de la musique classique, relève autant de la fantaisie que d'un exercice de style alléchant pour tout cinéphile un tant soit peu curieux.
Film en costumes oblige, le métrage déploie fastueusement tenues d'époque et décors raffinés, démarche rendue possible par le budget de 34 millions de dollars alloué au réalisateur. Le résultat final s'avère donc être techniquement réussi, en plus d'être magnifié par la photographie majestueuse de Michael Ballhaus, fidèle associé du cinéaste. Au sein de cet environnement huppé évoluent des personnages incarnés par des interprètes qui, de Daniel Day-Lewis à Winona Ryder en passant par Michelle Pfeiffer, correspondent physiquement, dans leur élocution et dans leur manière de jouer à ce que l'on peut attendre de grands bourgeois de la seconde moitié du XIX° siècle.
Ce qui pose en fait réellement problème, c'est bien plutôt ce qui est raconté ainsi que la façon dont Scorsese s'y emploie. Tentant tant bien que mal d'ennoblir un matériel qu'il ne maîtrise que partiellement, le cinéaste tombe malheureusement dans le chausse-trappe que représente pour ce genre de métrage l'académisme sclérosé, la rigidité du milieu ici raillé par les protagonistes contaminant la réalisation de son flegme désinvolte. Malgré la volonté de montrer un amour charnel au cœur d'un environnement au diktat moral omniprésent, l'ensemble s'avère bien timoré, coincé entre une reconstitution historique figée et des personnages principaux évoquant une version aseptisée de ceux des Liaisons Dangereuses. L'artificialité pointe alors et l'ennui avec elle, transformant l'œuvre en une copie aussi propre que banale, handicapée de surcroît par un passage compliqué du livre au long-métrage – dont la voix-off envahissante reste l'un des stigmates les plus importants.
Il est cependant probable que la clé de lecture du film se trouve ailleurs, dans un détail pouvant paraître anodin. En effet, et si Scorsese, en se donnant le rôle d’un photographe, révélait en fait sa véritable volonté artistique ? Plus qu'un simple clin d'œil complice au spectateur, cela semble cohérent : l'objectif principal serait alors de conférer au cinéma un témoignage authentique, bien qu'artificiel, de cette époque historique, analogue à ce que le théâtre, le roman et la photographie possédaient déjà. De la même manière, un passage du film montre la princesse Olenska qui, en train de lire sur un banc, se retrouve peinte à son insu par un peintre en extérieur, intégrant les personnages dans des représentations artistiques plus larges, en plus de faire référence à un style impressionniste dont le métrage s'inspire fortement dans la composition de certains de ses plans.
Vue sous cet angle, l'une des scènes de représentation théâtrale auxquelles assistent les protagonistes, par la façon dont elle est mise en scène, forme une sorte de métadiscours sur le métrage dont elle est issue. Dans ce passage, donc, la caméra épouse dans un premier temps les souffrances sentimentales jouées par les acteurs, avant de prendre du recul et, par un plan plus large, expose dans un second temps l'espace scénique ainsi que l'orchestre qui l'accompagne. Il en va alors sûrement de même du film en lui-même : entre sa musique symphonique et ses bourgeois superficiels, clichés du genre dans lequel il s'inscrit, Le Temps de l'innocence prend du recul directement sur sa matière, mène de front une réflexion sur le genre auquel il appartient, remettant inévitablement en question la prétendue subversion d'individus aussi convenus que ceux dont ils prétendent s'émanciper.
Cette façon de voir le film – que d’aucuns pourraient considérée d’extrapolée –, loin de le rendre forcément meilleur ou plus plaisant à regarder, le fait cependant passer du statut d’œuvre superficielle à celui, plus valorisant, d’ovni cinématographique faisant office, au sein de la filmographie d’un cinéaste que l’on pensait pouvoir cerner précisément, d’aventure stylistique menée loin des terres dont il s’était rendu maître, et ce pour notre plus grand plaisir.