On subodorait déjà que le duo McKay/Ferrell, depuis Step Brothers, allait supplanter Apatow dans sa propre écurie. On a la confirmation avec cette suite, pourtant purement commerciale et affichée comme telle, que le cinéaste et l'acteur sont désormais ce qui est arrivé de mieux depuis longtemps à la comédie américaine, un genre cinématographique pourtant déjà très pointu en soi, et surtout beaucoup plus pointu que son traitement dans l'Hexagone le laisse penser. Pour y être sensible, il faut s'intéresser à l'éclosion d'un certain humour U.S. mainstream depuis le milieu des années 90, depuis l'époque des premiers American Pie et de Clerks : un humour faussement familial, à la fois très puritain dans son message « premier degré » et profondément caustique dès qu'on se donne la peine de lire entre les lignes, qui a souvent marié, avec un extraordinaire sens de l'équilibre, la défense des valeurs typiquement américaines de famille, de mariage, de patrie, avec l'expression décomplexée d'un cynisme échevelé, d'un ras-le-bol de plus en plus explicite face à cette « moralité » obligée du cinéma grand public, qu'on a entrepris de casser de l'intérieur tout en préservant les apparences. Un véritable cinéma de la dualité, qui, depuis des années et tous cinéastes confondus (Weitz, Smith, les Farrelly, David Wain, McKay aujourd'hui), fait à tout instant le grand écart entre bienséance et dark side, qui dit exactement en même temps une chose et son contraire, dans une logique de schizophrénie absolument fascinante. Apprécier la comédie américaine contemporaine est en fait doublement une question de goût : celui d'un humour caractéristique d'un part, celui d'un exercice intellectuel permanent d'autre part, où il s'agit finalement de décrypter quelle morale veut délivrer le film, quelle valeur donnent les créateurs/acteurs à leur numéro de pitrerie, bref, l'intérêt est de s'amuser à diagnostiquer quelle singulière maladie touche la comédie familiale américaine.
Adam McKay est un pur génie en la matière, un chantre du détachement le plus total, un ardent défenseur du droit à dire n'importe quoi, à parodier sans limites, à aborder de façon hyper frontale des sujets normalement brûlants (Dieu, l'amour, les enfants, le capitalisme, le racisme), les traîner dans la boue et les réhabiliter dans une boucle sans fin avec une fluidité, un naturel hallucinants. Même s'il avait déjà collaboré avec Will Ferrell auparavant, son talent a véritablement été révélé avec Step Brothers donc, la dinguerie la plus malsaine et la plus ambitieuse qu'ait produit la comédie US depuis Clerks 1 et le film qui a terminé de prouver l'assise totale des Américains sur le genre. En matière de ton, d'humour, d'écriture, de jeu d'acteurs, de montage, d'énergie, bref dans tous les compartiments, Step Brothers a ringardisé Apatow lui-même, qui a heureusement eu le nez de le produire. Il a aussi intronisé Will Ferrell comme l'un des meilleurs acteurs comiques de son époque – voire pour les plus fous, l'un des meilleurs acteurs comiques de tous les temps. Depuis lors, McKay a dirigé Ferrell en conservant cette négligence essentielle, cette absence de direction, en privilégiant un humour fonctionnant à l'instinct, à l'improvisation, qu'il reproduit plus tard sur The Others Guys, puis enfin dans la suite au premier Anchorman, qui usait déjà des mêmes ficelles mais était sans doute légèrement trop avant-gardiste.
Légendes Vivantes (Anchorman 2) a été fait sous la contrainte, condition imposée par la Paramount à McKay qui voulait changer de registre (le fameux gros morceau sur la finance avec Ryan Gosling et Brad Pitt qui fait l'actualité en ce moment, c'est de lui). C'est clairement un film malade, où McKay se retrouve obligé de coller, encore une fois, au cahier des charges de l'esprit familial américain, sauf qu'ici, il n'en a, de toute évidence, plus rien à foutre. Anchorman 2 verse dans le fan service le plus débridé. Ce qui en fait son sel. Chaque scène est une parodie. Le film est bourré de one-liners d'une violence stupéfiante, d'une absurdité qui confine à l'abstrait. C'est à la fois une machine de guerre commerciale, blindée de guests (notamment dans le final taré qui reprend celui du premier Anchorman), jouée, réalisée avec une précision maniaque, et une critique débridée d'un système que McKay est en passe de contrôler. Film à la gloire de Ferrell, qui passe ici dans le registre de l'improvisation la plus malade, mis en valeur à chaque instant. Film à la gloire de ses comparses aussi, qui font tous ce qu'ils savent faire le mieux, à commencer par Steve Carrell, qui livre peut-être sa partition la plus fumée. Sincèrement, il faut le voir pour le croire. L'intrigue n'a peur de rien, et assume tout. Les personnages sont des caricatures de n'importe quoi. Rien n'a de sens, en fait. On sent que le film a vraiment coûté super cher, et c'est aussi ça qui est stupéfiant : qu'une telle grâce l'englobe, que la plupart de ses blagues soient d'une efficacité redoutable, qu'il y ait un véritable parfum de liberté dans l'écriture. Les gargarismes de Ferrell en début d'émission. Le monologue de Carrell qui organise son propre enterrement. Sa relation avec Kristen Wiig. La manager noire qui incommode l'équipe. Le camping-car. Le boss australien. La guerre conjugale que se livrent Ferrell et Applegate. Impossible de lister tout ce qui fait le sel de ce film, en totale roue libre, qui fonce tête baissée dans tous les poncifs et en réchappe systématiquement avec une grâce ébouriffante, même lorsqu'il démissionne totalement, notamment en fin de parcours. L'art de la comédie américaine se trouve dans cette capacité à lâcher la bride, de faire confiance aux acteurs, d'autoriser un certain laisser-aller. Légendes Vivantes en est à ce titre l'un des ambassadeurs récents les plus brillants. J'aimerais bien faire un inventaire des scènes les plus drôles, des répliques les plus hallucinantes. Il y en a trop. Dans cette façon qu'a le film de faire confiance à ses concepteurs, on pourrait dire que la grosse comédie française s'en rapprochant le plus est Astérix et Cléopâtre : même appétit populaire, même exploitation libre de talents singuliers, volonté, surtout, de construire quelque chose de drôle en partant d'un matériau peu original, de vraiment se donner à fond.
Amérique oblige, Anchorman 2 reste profondément moral. Malgré les apparences. En narrant la naissance des chaînes d'information en continu, le film commence à brocarder les travers de notre société de surconsommation d'images. McKay plie la critique en quelques plans féroces et idiots qui n'appellent aucune contestation tant ils sont évidents : des poivrots dans un bar sont ravis de voir Ferrell raconter des conneries à la télé. Point barre. Bien entendu, à la fin, tout rentre dans l'ordre : Ron Burgundy devient un honnête homme, un contribuable modèle, un bon père et un bon mari. La raison d'être de tout Américain, et le message essentiel de la comédie américaine dans toute sa splendeur. À force de s'entendre voir répéter le même laïus, à force de se le coltiner à la fin de chaque film, on finit par s'amuser du détachement croissant des réalisateurs pour cette morale qu'eux-mêmes sont fatigués de faire passer. Il semblerait qu'on n'y croie plus, car la société évolue, car les préoccupations changent. Anchorman 2 finit par rire de lui-même, c'est encore une fois une incroyable preuve d'humilité, un élément crucial pour expliquer à quel point la comédie US actuelle est agréable. Elle se prend de moins en moins au sérieux, néglige avec toujours plus d'inventivité son message, qui fait partie d'un cahier des charges semble-t-il immuable... et que McKay, plus que tout autre, s'arrange pour contourner avec toujours plus de souplesse. Il se pourrait donc bien que les meilleurs réalisateurs du genre soient ceux qui soient le plus capables de s'en détacher, quelque part ceux qui lui accordent le moins d'importance. Anchorman 2 est un pur produit commercial, plein de dualité, définitivement malade, dont la performance est peut-être précisément à chercher dans ce renoncement festif, ce côté ouvertement unplugged dont on finit, encore une fois, par tomber raide dingue.