Tous les spécialistes le savent : Alfred Hitchcock n’aimait guère ce film. Mauvais souvenir du tournage ? Choix discutable (à ses yeux seulement) des interprètes ? Désastreux échec commercial qui sonna le glas de sa compagnie de production ? Sans doute un peu de tout cela. Les Amants du Capricorne fit longtemps figure de vilain petit canard dans le corpus du cinéaste, pâtissant de la réputation d’un "maître du suspense et de l’ironie" qui se devait de faire trembler et sourire. En France même, aussi bien lors de sa sortie qu’au cours des réhabilitations qui ont suivi les années soixante, ce singulier mélodrame a subi les conséquences d’une attente déçue. C’est le genre de film dont on aime dire que les inconditionnels du metteur en scène le placent très haut, tout en se démarquant plus ou moins de ces derniers. Il est vrai que La Taverne de la Jamaïque, précédente fiction en costumes du réalisateur, avait tièdement clôturé la (première) période anglaise. Il est tout aussi vrai que cet opus est parfois le seul apprécié des plus réticents à l’art hitchcockien, comme d’aucuns n’ont d’estime chez Lang que pour Les Contrebandiers de Moonfleet. De telles réserves s’expliquent moins par le type d’intrigue choisi que par les moyens employés et le style adopté pour le traiter. Les Amants du Capricorne s’offre en effet comme une œuvre brûlante, flamboyante, dans la palette des couleurs comme dans celle des sentiments. L’histoire se déroule en Australie, à l’époque (1831) où la colonie britannique était habitée par d’anciens forçats graciés. Elle se fonde sur la mésalliance entre une aristocrate irlandaise, Henrietta, et son palefrenier, Sam Flusky. Le couple est en butte à la malignité publique et au machiavélisme de sa gouvernante Milly, laquelle sera démasquée après maints quiproquos. Il ne trouvera l’harmonie qu’à partir du moment où la jeune femme avouera la faute qu’elle avait jusqu’alors dissimulée, et pour laquelle son mari avait expié. Seule l’intervention du cousin Charles Adare, intrus dans ce monde refermé sur sa culpabilité, permettra d’obtenir la confession et donc le pardon salvateur. Le drame se dénouera grâce à l’abnégation de cet étranger, dans la mélancolie solitaire et la fierté d’un renoncement délibérément consenti.


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Les questions posées à travers les enjeux dramatiques sont celles-ci : à quel prix des hommes et des femmes soumis aux lois féroces qui régissent une société codifiée peuvent-ils conserver leur indépendance ? Comment se libérer d’une emprise maléfique, se purifier d’un secret honteux si, par-delà l’aveu, on ne découvre pas de raisons nouvelles de vivre ? Décor adéquat que celui de la Nouvelle-Galles du Sud, où des âmes murées à qui trois siècles ont appris l’imposture du dialogue et le refus hautain de l’absolution se retrouvent face à face dans le silence qui sera leur élément naturel. Les êtres déchus qui y contemplent leurs visages aux paupières alourdies ne peuvent jamais s’en prendre qu’à eux-mêmes. Il suffit à Hitchcock d’un ample panoramique pour situer l’atmosphère insolite et suffocante qui pèse sur la maison de Flusky. Un pan de vêtement derrière une vitre et voici restituée d’Henrietta la beauté première qu’elle était sur le point d’oublier et que Charles lui rend par cette invention. Les choix chromatiques atteignent ici à leur pleine puissance d’expression. Sam est habillé de beige, de vert sombre, de marron. Son univers est à sa mesure, fait de terre, d’écorce, de laine écrue. Intégré à l’environnement, il est partout chez lui, profitant comme d’un refuge de ces tons qui l’abritent. La rouge même, réservé à l’Anglais, soldatesque et administration mêlées, tendrait à se décolorer à son contact. Mais les murs de sa demeure sont d’un gris qui ne lui appartient pas. Un gris qui fait la part des choses puisque Henrietta, quant à elle, porte du bleu. Le bleu fameux de sa folie et de l’ailleurs, celui que les peintres utilisent avec parcimonie. On le retrouve, plus discret, sur le cousin ainsi que sur la gouvernante — ce qui la désigne clairement comme rivale. En quelques touches, la femme rompt encore le camaïeu de bruns. Et son éclat, sa lucidité paradoxale (elle n’a pas enterré la vérité) brillent d’une étoffe plus froide. Ce tranchant est la seule note acérée d’un film composé sur les tonalités palpables d’un pathos qu’aucun vernis ne recouvre. Ni les attitudes de Sam, ni les travers d’Henrietta, ni leurs sentiments ne sont cachés ou détournés. La mémoire est là qui bouillonne, et le non-dit affirme une présence presque tangible.


Habituellement, le suspense d’Hitchcock fonctionne de n’être que spasmodique, discontinu, réservant par intermittence au spectateur le temps de la distance, d’un point de vue extérieur à l’action. Orchestrés par un voyeur, les sensuels baisers des Enchaînés ou de La Mort aux Trousses se donnaient à voir. Rien de tel ici. Pas de recul mais une proximité appuyée voire pesante. Jusqu’à la chair qui palpite, à la gorge rose d’Ingrid Bergman indécemment livrée au regard. La scène de dix minutes qui marque l’arrivée de Charles à la réception mondaine n’est pas une simple résurgence des récentes expériences opérées avec La Corde. Le premier plan fait passer de l’extérieur de la demeure au rez-de-chaussée, traverse l’entrée, l’office, la salle à manger, permet d’assister à l’arrivée des différents convives, de passer d’un groupe à l’autre puis d’installer à table toute la compagnie. Ce long et sinueux travelling associe maître et domestiques, les réunit dans un même tableau. Une seule image mouvante les fait participer d’une réalité unique et met au jour le tissu social étouffant et opaque dont la maîtresse de maison est exclue. Il s’agit bien de ne pas relâcher le fil qui lie, du procureur aux anciens bagnards, les mailles solidaires du système. L’enjeu est d’autant plus net que le cut intervient précisément lorsque Henrietta apparaît, alors qu’un simple recadrage aurait suffi. Le deuxième plan débute sur ses pieds nus s’avançant gauchement sur les dalles du hall, remonte jusqu’à son visage décoiffé et bouffi, pour ne plus quitter cette femme étrangère qui seule a droit à une image individualisée. La caméra n’épouse alors que les gestes qui déterminent sa démarche hésitante, sa lassitude, sa remontée vers la chambre. Un plan pour les autres, un plan pour elle. À tous les sens du terme, le choc de la rupture vient briser la continuité imposée. D’où l’intensité de cette apparition titubante, comme soutenue par l’empathie d’une mise en scène qui la prend en charge immédiatement.


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Henrietta, pour qui la promesse du rachat s’est lentement fanée, se détruit par l’alcool car elle ne peut supporter d’avoir commis un crime sans avoir été punie. Ses tourments, que l’actrice sait transmettre avec la vibrante sensibilité qu’on lui connaît, évoquent la littérature victorienne autant que Rousseau (Sam est un proche parent du Wolmar de La Nouvelle Héloïse). De même que la règle corrige l’émotion, l’ambigüité préside aux motifs et aux mobiles animant les personnages. Charles agit-il par curiosité ou est-il amoureux d’Henrietta ? Milly trame-t-elle sa machination par ambition ou par amour secret pour Sam ? Le cinéaste ne tranche pas, n’impose aucune réponse définie. Maître des égarements, il opte pour le ciel contre l’enfer tout en accordant au premier une place privilégiée. Aussi le mal incarné par la gouvernante n’est-il convoqué que pour mieux valoriser les assauts de noblesse. Toute de noirceur et de scélératesse, Milly est la sœur en orgueil du Charlie-oncle de L’Ombre d’un Doute. Cette correspondance est d’autant plus nécessaire que Les Amants du Capricorne constitue l’exacte réciproque des thrillers d’Hitchcock. Le thème fondamental du secret qui lie deux consciences et les compromet aux yeux d’autrui active une entreprise non pas d’asservissement mais de libération. C’est parce que l’époux connaît le drame personnel de sa femme qu’il peut agir à son égard avec une telle générosité, qu’il peut favoriser son retour à la guérison. La manipulatrice endosse la fonction de révélateur, au sens chimique du terme : elle permet à Charles, Sam et Henrietta d’affirmer leur grandeur dans et par le sacrifice. Chaque héros manifeste ainsi sa volonté de prendre son destin en main. Si Henrietta évoque son passé c’est moins pour en jouir (et en souffrir) que pour raviver le souvenir de son autonomie, pour s’assurer à nouveau de sa liberté.


Tout en approfondissant un propos cher à l’auteur, du transfert de la culpabilité à la délivrance par l’aveu, l’œuvre renvoie à une tradition romanesque dans la ligne de Stevenson, Hardy, Meredith ou Dostoïevski. La crispation d’une main d’homme sur un collier, l’éblouissement d’un visage qui se découvre dans un miroir, tout cela est chargé, par la magie d’un objectif sans cesse à l’affut, d’une remarquable densité dramatique. Lorsque Balzac, dans La Recherche de l’absolu, parle de ces "hésitations de l’âme qui se replient sur elle-même", de ces "projections magnétiques qui donnent aux yeux des nuances infinies", de ces "regards tremblants qui voilent de terribles hardiesses", il pourrait se référer à Henrietta et à Sam, à leur tragique emmurement, à leur recherche désespérée d’une issue qui se dérobe toujours, à leur désarroi pathétique devant l’imminence d’une chute inéluctable. Ce n’est pourtant pas l’investigation psychologique qui a le dernier mot mais une manière d’abstraction lyrique qu’Hitchcock, même dans ses plus grands films, a rarement poussée aussi loin. La poésie se glisse en fraude, déferle, imprègne chaque rouage, là où plus de mesure n’aurait abouti qu’à un équilibre glacé. Ce cercle funeste régulièrement brisé, cet entrelacs où s’immisce un galant intrus, cette méchante reine s’agitant en coulisse, la vulgarité des filles de cuisine — et cette allusion à un ange montant à cheval et sautant les barrières (par quoi Henrietta annonce d’ailleurs Marnie) : serait-ce La Belle ou Bois Dormant ou Cendrillon qu’il faudrait évoquer pour définir exactement Les Amants du Capricorne ? Mais plutôt que de s’essouffler en efforts d’élucidation, peut-être faut-il seulement s’abandonner au charme pénétrant de cette œuvre atypique qui, par bien des côtés, a échappé à son créateur. "On ne conteste pas un ange", dit Charles Adare. On n’explique pas non plus sa victoire sur les ténèbres. On se borne à admirer en silence cette lutte millénaire, surtout lorsqu’elle semble se traduire comme ici dans la lente coulée d’un plan unique, dilaté et résorbé selon les pulsations internes d’un même cœur.


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Thaddeus
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le 11 févr. 2024

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