1927, mystérieux vol de documents à l’ambassade de France de Shanghai. Ailleurs, à Londres peut-être, en Europe centrale certainement, les méfaits continuent. Peu importe le caractère indistinct des lieux, le Mal est partout. Son Génie meurt sur la scène d’un théâtre : il se tire une balle dans la tête en un geste de défi, au terme d’un numéro dont la frénésie spectaculaire maintient l’illusion jusqu’au bout. C’était un clown qui s’appelait Nemo. Rideau. Un pays vaincu et meurtri, d’incessantes luttes politiques et sociales, une inflation gigantesque : à quoi se raccrocher dans cette République de Weimar où les travailleurs sont payés à la journée et où l’argent ne vaut plus rien le lendemain s’il n’a pas été dépensé le soir même ? Rien d’étonnant à ce que cette question soit inhérente à l’œuvre de Fritz Lang, grossie de toute une tradition littéraire germanique, de l’influence juive et du pessimisme fondamental qui la caractérisent. Il y a en Haghi, le chef criminel, la même noirceur métaphysique, la même sombre grandeur définissant le Docteur Mabuse. C’est une quête similaire de démoniaque puissance qui anime sa volonté destructrice et commande à une foule obscure, à un univers secret. La vision de son empire souterrain, bordant et prolongeant la vie normale d’une inquiétante dimension, semble empruntée, avec ses escaliers gigantesques, aux prisons infernales de Piranèse. Les deux démiurges savent tout, méprisent l’humanité qu’ils tiennent par le chantage, le vice, la manipulation. Sa science occulte confère à Mabuse, le virtuose de la dissimulation, le champion du déguisement, une aura quasi faustienne. Maître des simulacres et des communications (langue des signes, réseau téléphonique, ligne d’aviation), Haghi est quant à lui un banquier d’aspect plus prosaïque qui finit par basculer dans le néant. Il relève de la tradition des pitres évasifs, des Pierrots de Verlaine, plus enclins à évoquer les fantasmes qu’à susciter les rires. Parce que sa mort obéit au style fantomatique de sa prestation, il n’est au fond rien d’autre (nemo) que la possibilité sans cesse renouvelée de sa propre altérité.
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Revenant au serial avec une sophistication accrue, Lang conduit dans Les Espions un récit échevelé, proliférant, dont des gros plans de mains gantées ou de bijoux volés constituent quelques points de suture formelle. Messages cryptés, poursuites, déraillements, attentats, sensualité, le film a l’allure blanche et noire d’un rêve fou, saturé d’identités interchangeables, fertile en notations cosmopolites. Ainsi la belle Gerda Maurus aux yeux de féline, amoureuse de Willy Fritsch (le cinéaste ré-emploiera ce couple dans La Femme sur la Lune), a tout d’une aventurière slave. Ainsi le colonel Jellusic, traître à sa patrie, ressemble avec son uniforme et ses moustaches aux fines pointes cirées à un officier autrichien. Le rocambolesque est poussé à son point de démesure extrême, jusqu’à devenir du signifiant sans signifié, de la péripétie pour la péripétie, la cause et l’effet se succédant (quand ils se se succèdent) sans le moindre liant narratif pour aider à comprendre comment l’on passe de l’un à l’autre, par quels personnages, quels trajets, quelle temporalité. Le signe, ici, tient lieu d’affirmation. Mais comme toujours chez Lang ce signe est ambivalent, double ou pluriel. Dès le début les apparences jouent contre nous : le mendiant convoqué par la police s’avère être un flic tandis que le flic qui l’introduit chez son supérieur se révèle un agent double. Rien ne distingue l’agent 326 de l’agent 479 sinon que, bien qu’utilisant les mêmes méthodes pour se combattre, l’un est au service de ce qu’il est convenu d’appeler le Bien, tandis que l’autre est l’incarnation du Mal. Les ramifications de l’intrigue, la multiplicité des protagonistes, des enjeux et des retournements témoignent d’un monde chaotique, soumis à l’emprise d’une irrésistible confusion.
Voir, c’est être sauvé ; être vu, c’est être mort. Cette clé de l’œuvre langienne, que L’Invraisemblable Vérité exploitera jusqu’à ses ultimes retranchements théoriques et que Le Diabolique Docteur Mabuse inscrira dans sa quintessence iconographique, est omniprésente dans Les Espions. Il n’y est question que de photographies prises subrepticement par un appareil dissimulé à la boutonnière d’un veston, d’encre sympathique qui s’efface aussitôt lue, de papier carbone qui permet de découvrir ce que l’on avait cru tenir caché, de chef du contre-espionnage qui ne trouve pas ses lunettes, de cliché témoin qui sert à faire chanter l’épouse du diplomate surprise s’adonnant à l’opium. Telle est encore la vérité que renferme l’album-photo des agents secrets ayant réussi à identifier l’insaisissable Haghi et qui, dévoilés par lui, ont été aussitôt abattus par sa meute de molosses fidèles. Cette problématique du regard, précisément concrétisée par l’aveugle passant avec son chien au détour d’un plan, n’est autre que le pacte liant le spectateur au film. C’est à lui de déchiffrer qui est qui, laquelle des enveloppes semblables contient l’énigmatique traité germano-japonais que tous cherchent à obtenir. Une fois de plus, il y un secret derrière la porte. Celui d’Haghi tapi dans le bureau caché de sa banque, qu’il faut forcer dans la scène où la pègre remonte des bas-fonds et où la bête se terre — comme bientôt M — entre les murs qui la protègent, carcan horrible qui attendra Le Tigre du Bengale et Le Tombeau Hindou pour être découvert dans sa version dorée. Séquence à laquelle s’oppose et renvoie celle du bras salvateur surgissant des décombres, la nuit dans un tunnel, à la suite de l’accident de chemin de fer qui pulvérise le wagon-lit 33133.
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Par un miracle nécessaire et calculé, cette liaison houleuse des allures visuelles et des objets narratifs correspond exactement à la disposition de la fable. L’importance des numéros, des sigles et des codes se justifie car il n’existe pas d’autre moyen de discerner les êtres : tout est monnaie et il faut un diable banquier. Ainsi deux trains suivent-ils le même itinéraire à quelques secondes de distance ; quand on sait qu’il s’agit de deux express internationaux qui doivent rejoindre des destinations voisines, on mesure jusqu’où s’étend l’incertitude. C’est à faire manquer par Saussure le Paris-Genève. Un tel dispositif ne donne une substance aux réalités que par l’intermédiaire des ambiguïtés qui les entourent. Les deux premiers Mabuse opposaient le pouvoir de l’ordre aux forces du mal ; le troisième fera de l’anarchie l’outil de la puissance politique ; plus subtilement, Les Espions donne de la subversion une image rationnelle et méthodique. Contrairement aux Janus du feuilleton, les protagonistes du film ne sont pas des Dantès condamnés à devenir Monte-Cristo ou des Madeleine tentant d’échapper à Valjean. Le thème ne s’esquisse que dans le cas de la malheureuse Sonia, dont l’amour pour 326 doit même quelques chose à sa passion pour son propre frère, Sacha. C’est que, tout en mettant la fiction en évidence, la toile du suspense exprime une duplicité réelle. Matsumoto, par exemple, n’est d’abord qu’une ombre, une silhouette surgissant sans explication en fin de séquence, un Asiatique de roman populaire. Mais voici qu’il apparaît dans l’épisode où le héros se prend une bonne cuite. Il déclare que rien ne doit amener un homme à négliger son devoir, pas même une femme, et se profile alors la capiteuse et perverse Lolita qui le perdra ; se prélassant les jambes nues sur le bureau de Haghi, parmi ses instruments, elle s’humecte lascivement les lèvres tout en examinant la photographie de sa future victime. Plus tard, le cinéaste n’hésitera pas à inscrire sous l’insigne d’affiches déchirées le début de la scène où le Japonais succombera à la faiblesse qu’il vient de dénoncer. Par une semblable inspiration picturale, l’interlude amoureux entre Sonia et 326 abonde en recherches plastiques, plus proches d’ailleurs de Matisse que de Kirchner, rapprochant les motifs floraux des manches et des rideaux comme les fleurs du bouquet de la fleur du visage.
Si on voulait le résumer, on pourrait dire que Les Espions raconte avant tout les aventures d’un médaillon. Arrachée à sa valeur sacramentelle, cette petite icône se change en talisman lorsque Sonia l’adopte comme protection. En faisant semblant de le perdre, elle le transforme en leurre, vidé de sa signification, mais propre à détourner l’attention de 326. Par hasard ou inconsciemment, elle le lui donne et crée ainsi entre eux un symbole. Dans sa rage il le jette, le blasphème confirmant pour l’annuler la portée symbolique. Lorsque le chauffeur le lui rapporte, ce n’est qu’une trace, un souvenir ; mais l’accident fera du bijou un indice ; et puisque sa main le tient, Sonia reconnaît l’objet. Du coup, parce qu’il est indice, le vestige devient symbole ; parce qu’il est symbole, l’indice redevient talisman ; parce qu’il est talisman, le symbole redevient sacrement. Le signe se vide et se remplit, quand bien même le monde demeure illisible. Seule l’écriture du film se veut déchiffrable : emblèmes et surimpressions, clartés et ténèbres, cadrages et mouvements, composition élaborée des plans et savant agencement de leur succession. Dans cette œuvre qui a dû exercer une grande influence sur Hitchcock (celui de L’Homme qui en savait trop, des 39 Marches, de Correspondant 17 et de La Mort aux Trousses), tout comme sur le cinéma noir américain, avec ses machinations opaques, ses champs de force obscurs et ses femmes fatales, chaque fait entraîne le suivant par un système d’association d’idées, chaque action est déterminée selon une logique rigoureuse qui se passe d’analyse psychologique et jongle avec les données. L’architecture formelle gouvernant la narration, l’image pénètre soudain le sens. On le voit aux apparitions de Haghi suivant les trois suicides, comme trois figures identiques de la mort. Lang sait exploiter toutes les possibilité esthétiques que recèle son histoire, comme si elles devaient suppléer à d’autres ressources plus évidentes. Ainsi la fin évoque-t-elle visuellement la migraine de Sonia, la bruit régulier d’un train et un refrain mental construit sur son rythme : l’agitation du plan, l’âpreté du montage alterné, les attitudes suffisent. Quant au traitement des dialogues tels que les restituent les cartons, il anticipe l’utilisation novatrice de la parole et du son qui sera à l’œuvre dans M le Maudit et Le Testament du Docteur Mabuse. Géniale maîtrise d’un artiste capable, tout en la dénonçant avec autorité, de donner un tour ludique à la dangereuse utopie nationale.
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