Deux heures et trente minutes de projection et à la fin cette étrange question : mais au bout du compte, de quoi ce film entendait-il parler ? Quel était son sujet ?
Bien sûr, l'interrogation n'est pas à prendre ici au premier degré. Le seul titre du film pourrait sinon suffire : Limonov ; du nom de cet écrivain et poète russe mort récemment. Un biopic donc, qui entend retracer le parcours d'une vie ample et tumultueuse à cheval qui s'est déroulé sur trois pays. Une vie qui a su taper dans l'œil de Kirill Serebrennikov au point qu'il nous en fasse un film de 2h30. Une durée conséquente, comme c'est souvent le cas avec ce genre de film, mais une durée qui n'aura donc pas suffi, me concernant, pour répondre à cette fatidique question. Mais quel était le sujet ?
Pourtant le récit de ce Limonov n'a rien de complexe ni de tordu, bien au contraire. Tour s'amorce sur un extrait de documentaire. On présente le personnage à son apogée. On le dit écrivain. On ne le dit dissident sans l'être face au régime soviétique en train de tomber. On le présente comme un personnage ambigu, à cheval entre deux mondes et deux époques. On le pose comme une porte d'entrée sur une période trouble et complexe. Difficile de faire intro plus explicite. Et pourtant, sitôt les scènes ont-elles commencer à s'enchaîner que cette fameuse interrogation s'est mise à germer. C'est que le film s'étend longuement sur chaque point de la jeunesse. L'heure passe et on n'en est encore qu'aux années 70. Le pire c'est qu'on ne voit pas Limonov écrire. On n'entend pas sa prose germer. On assiste juste à l'errance d'un pauvre gars sombrer dans son hubris et dans toutes les méandres illusoires du rêve américain...
Alors certes, ce n'est pas inintéressant en soi. La seule démonstration formelle à laquelle se livre Serebrennikov peut clairement suffire à distraire le spectateur avisé. C'est qu'en plus de cela ce cette ballade a manifestement disposé de moyens conséquents pour élaborer sa reconstitution et c'est en cela un véritable régal. De quoi faire oublier ce choix saugrenu, mais sûrement imposé par des logiques de distribution internationale, de raconter toute cette histoire en anglais avec des accents russes...
Et pourtant la fatidique question est restée vivace en moi. Pire, elle n'a cessé d'enfler au fur et à mesure que le film se rapprochait de la fin. Toujours pas d'écriture. Juste un parcours de vie. La réussite qui arrive sans crier gare ; presque posée comme un état de fait ou juste un concours de circonstances. Et si j'entends bien qu'on a jamais cessé de nous rappeler que l'œuvre de Limonov tenait en sa vie et lui-même, ce qui ressortait progressivement de ce lui m'apparaissait comme bien trop superficiel pour mériter ces 150 minutes qui lui avaient été consacrées. Jusqu'au bout donc la question a persisté : de quoi Serebrennikov voulait-il faire de ce Limonov le nom ?
Anecdote révélatrice : sitôt sorti de ce film qu'il m'a fallu me poser dans un café pour consulter une page Wikipédia. L'impression qu'il manquait quelque chose était tenace. L'idée qu'on avait brossé un portrait passant à côté de l'essentiel tout autant. Et en deux minutes de lecture, tout s'est soudainement éclairé. Sous mes yeux ébahis, écrit noir sur blanc, je découvrais ce qui était le cœur battant de toute cette histoire et que Serebrennikov avait mystérieusement ôté : l'engagement politique de Limonov sur les dernières décennies de sa vie.
Le gars est allé assister à la guerre civile yougoslave aux côtés de Karadzīc puis revient en Russie pour devenir la figure de proue d'un Parti national-bolchévique dont le nom et l'emblème se référent ouvertement au Troisième Reich.
Et on n'en parle pas de ça ?!
On invisibilise toute la décennie yougoslave par un plan-séquence certes esthétiquement très réussi mais totalement cryptique sur sa signification ?!
Et derrière ça on fait le choix de ripoliner l'engagement de Limonov au PNB en modifiant jusqu'à son nom et son drapeau ?!
Mais pourquoi ?! Pourquoi masquer ça ?! Pourquoi fuir ce sujet-là ?! C'est LE cœur de tout ! Ce qui donne du sens à tout le personnage !
Mais quelle putain de lâcheté !
Alors j'entends déjà l'argument qui consisterait à dire que tout auteur reste libre de ce dont il veut parler et de comment il entend en parler. OK sur ce point. Et en vrai cet argument ne me poserait aucun souci si ce Limonov était déjà capable de dire quelque chose de son personnage ! Or ce n'est malheureusement pas le cas. 2h30 à tergiverser ! 2h30 à poser des éléments variés et contradictoires histoire d'alimenter notre réflexion et notre regard sur le personnage, mais tout ça pour, au bout du compte, conclure sur une sorte de défausse ; comme une manière de dire « orf ! Au fond Limonov est à l'image de son époque : complexe et pleine de contradiction... »
...Alors que justement : NON ! A l'ausculter dans les grandes des lignes – et à observer ce que nous en montre Serebrennikov – il n'y a rien de complexe dans la trajectoire de Limonov. Son parcours est au fond assez typique de celui qui a embrassé l'idéal libéral de manière pleine et entière, faisant de l'accomplissement de son individualité la finalité ultime de son existence ; rejetant dans un premier temps toute forme d'autorité agissant sur lui comme sur les autres et qui, après avoir fait le tour de sa propre vacuité, en vient à fantasmer ou aspirer à un idéal collectif où tous se plient à ses propres fantasmes idéalistes autocentrés.
Donc non, Limonov n'est pas une personnalité complexe. En tout cas le personnage qui est dépeint dans le film ne l'est pas, et la personne décrite dans sa fiche Wikipedia ne l'est pas non plus. De là, je ne peux que déplorer le choix de Serebrennikov. Si son but était de faire de Limonov une figure de son temps alors dans ce cas c'est absurde de chercher à édulcorer son virage réactionnaire et de réduire son soutien à l'impérialisme russe à un simple texte final faisant passer sa position pour une énième lubie imprévisible et complexe. À l'inverse, s'il voulait aborder une figure complexe, eh bien dans cet autre cas il fallait choisir une autre figure que Limonov ! Mieux que ça : il aurait fallu l'inventer ! Mais là, en l'état, le choix de Serebrennikov relève clairement de la défausse ; de l'incompréhensible pas de côté.
Au bout du compte, ce serait d'ailleurs davantage cette défausse que je trouverais plus révélatrice de l'air de son temps ; bien plus que ce portrait de Limonov. Avec ce film, on se retrouve avec un Kirill Serebrennikov qui donne l'impression de vouloir se risquer sur un terrain scabreux mais qui se débine sitôt le premier relief en vue. Ce seul refus de parler de la guerre de Yougoslavie ou de représenter l'étendard du PNB, moi je trouve que ça renvoie l'image d'un auteur qui s'est totalement chié dessus. « Oh la la ! On ne va quand même pas ouvertement parler d'un rouge-brun tout de même ! Ça serait si clivant ! Et puis surtout ça tuerait toute ambiguïté et toute potentielle sympathie à l'égard du personnage... »
EH OH ! Kirill ! Assume ! Tu veux parler de Limonov ? Tu en parles VRAIMENT ! Sur ce point, quel échec
.
Mais tout ceci s'explique peut-être autrement que par la fausse audace. Peut-être que ceci s'explique en définitive par cette phrase que je dirais en intro. Cette phrase que Serebrennikov fait dire à son personnage.
« Dans mon œuvre, je ne parle jamais vraiment que de moi. »
Cette phrase – que je cite de mémoire et peut-être approximativement – je ne l'ai évidemment pas choisie comme titre de cette critique par hasard. Elle revient souvent au cours du film et on serait tenté de croire que c'est celle que l'auteur a décidé de marteler pour donner une clef de lecture ou d'interprétation du personnage. Sûrement est-ce d'ailleurs en partie le cas.
Néanmoins, au regard de la tournure prise par ce film et de son étrange stratégie d'évitement, j'en viens à me dire qu'à travers ce mantra, Serebrennikov cherche peut-être à nous dire autre chose. Au bout du compte son sujet était-il vraiment Limonov ? Depuis le départ, l'intention n'était-elle pas de parler de ce que l'auteur voit de lui au travers de Limonov ?
De Kirill Serebrennikov, je n'avais jusqu'à présent vu que Leto. Déjà un film sur la chute du bloc soviétique. Déjà un film sur une figure d'artiste animé par un vent de liberté en provenance de l'Ouest. Déjà ce portrait d'un auteur fragile, jouet d'un mode de vie aussi fascinant que destructeur. Aussi la question m'apparaît-elle dès lors légitime : quand Serebrennikov passe des heures à nous parler des émois intérieurs de Limonov, cherche-t-il vraiment à nous parler de Limonov ?
Pour moi, toute la limite du film tient sûrement à ça. Dans Limonov, Serebrennikov occupe plus de place que Limonov lui-même. Et j'aurais presque envie de dire que ça ne poserait aucun souci si c'était pleinement assumé. Parce que là, le « conflit d'intérêt » est criant. Trop souvent, le film est là pour mettre en lumière Kirill via Limonov. J'en veux pour exemple cette scène de plan-séquence déjà évoquée plus haut et qui, à bien la considérer, pousse cette logique jusqu'à l'absurde. Certes, formellement parlant, la scène est virtuose, mais au bout du compte , elle se révèle peu efficace pour révéler ce qu'ont été ces deux décennies pour le personnage. Par contre elle n'oublie pas de se conclure par une sortie littérale du décor par le personnage, rappelant au caractère factice de la scène et surtout révélant l'ingéniosité de tout le dispositif.
Cette sortie du décor, elle est certes symbolique au regard de ce qu'est la vie réinventée de Limonov, mais elle est surtout un recentrage sidérant de l'attention du spectateur sur le talent de Serebrennikov lui-même.
Alors oui, Serebrennikov est un auteur qui a du talent, ce n'est pas moi qui vais contredire cela. Mais était-ce véritablement le sujet ?
La question, bien sûr, est toute rhétorique.
Il y a dans ce film, à dire vrai, tout ce que j'espère et que je déplore en même temps, d'où mon sentiment finalement partagé. D'un côté une démonstration technique virtuose certes, mais de l'autre un sujet qu'on oublie au profit de soi et de ses lubies.
Comme quoi – et quel que soit le bout par lequel on le prend – ce film Limonov sera bien plus révélateur de son époque que le personnage Limonov de la sienne. Beau mais évidé. Un talent gâché par un nombrilisme exacerbé. Un fascisme qu'on ne sait même plus voir ni dire, trop préoccupé qu'on est par le fait d'avoir à raconter sa petite personne.
Drôle d'époque que celle dont Limonov est le nom. L'époque ambigu d'un cinéma clinique mais qui pue malgré tout.
Il n'y a vraiment rien de radieux là-dedans. Et le pire c'est que c'est que j'ai rarement vu mieux cette année...
Bref, vivement l'an prochain...