Limonov, c’est évidemment Emmanuel Carrère qui le décrit le mieux : « Voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain à la mode à Paris ; soldat perdu dans les Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends sur ce point mon jugement. »
Il rajoute : « Sa vie romanesque et dangereuse racontait quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »
Il complète : « Limonov était un affreux fasciste, à la tête d’une milice de Skinheads », dépeint par la journaliste Politkovskaïa en « héros du combat démocratique en Russie. »
Limonov, c’est une figure du terrorisme et de la résistance. De la décadence et de la flamboyance. De l’Est et de l’Ouest. De la démocratie et du communisme. C’est une voix poétique qui se situe entre celle de Vladimir Vyssotski, enragée soviétique, et celle d'Allen Ginsberg, punk américaine.
C’est aussi un destin : « Donnez-moi un million et j’achèterai des armes et je susciterai un soulèvement dans n’importe quel pays. C’était le scénario qu’il se racontait à trente ans, émigré sans le sou largué sur le pavé de New York, et trente ans plus tard, voilà, le film se réalise. Il y tient le rôle dont il a rêvé : le révolutionnaire professionnel, le technicien de la guérilla urbaine, Lénine dans son wagon blindé. » précise Carrère.
Limonov lui-même reconnaît : « Dans la vie, j’ai exécuté mon programme. »
S’il traitait Soljenitsyne de « vieux con » (Emmanuel Carrère qualifie d’ailleurs de rafraîchissante « cette dissidence new wave »), Limonov n’en a pas moins connu un enfer semblable de l’incarcération, à Lefortovo ou au goulag d’où il a produit lui aussi, de nombreuses pages d’écriture parmi ses meilleures.
Le film raconte ce destin hors norme paradoxal, contradictoire. Ce… programme. Découpé en chroniques d’une vie de provocations ; autant de fragments, de tracts, mis bout-à-bout comme les collages que réalisaient les artistes de la beat generation, chapitrés en caractères rouges-soviet. Saupoudrés d’une bande-son rock’n’roll qui renforce la dynamite du film.
L’ensemble raconte une époque, de l’apogée au déclin.
Il y a deux ans, j’ai terminé l’écriture d’un roman à partir de la démarche épistolaire d’un intellectuel arménien, Devlet Yervante Kévorkian, témoin et victime d’une IIIe République en déclin. Ces lettres qui s’apparentent à des documents sociologiques, me sont revenues en mémoire en visionnant Limonov :
« Le communisme à un certain point de vue, est synonyme à la démocratie. Car le ressort de la vraie démocratie est l’égalité entre tous les citoyens, en droits et en devoirs. La démocratie admet en outre pour les individus d’autres droits qui leur sont accordés par la nature, non pas en tant qu’à des citoyens mais en tant qu’à des êtres humains, et qui sont parfaitement conciliables avec l’organisation de l’État.
À l’époque où nous vivons, on est obligé souvent de faire des comparaisons entre les États dits démocratiques et ceux qui sont totalitaires. Nous voyons que dans ces derniers le citoyen a perdu certains de ses droits sacrés qu’il possédait de la nature même en tant que pensant, et qui faisaient le charme de sa vie, peut-être même le but de son existence. On trouve, en outre, dans ces États plus de misère matérielle, des restrictions de toutes sortes. Malgré cela, ces peuples semblent supporter cette situation sans trop murmurer. Bien plus, ils acceptent tous les jours de nouvelles souffrances qui viennent s’ajouter aux anciennes, et qui ont pour but de renforcer la position de l’État pour la réalisation de tel projet patriotique ou social, selon sa conception. Comment expliquer cette psychologie ? On a voulu y voir une mystique émanant de la personne d’un Staline, d’un Hitler ou d’un Mussolini. Mais à y regarder de près, on n’y trouve pas de mystique, on y trouve au contraire un nerf résistant qui enchaîne tous les citoyens du régime, et ce nerf, c’est l’égalité. On souffre, mais on souffre tous à la fois ; on poursuit un but insensé ou raisonnable, mais le résultat est pour tous à la fois. On peut dire que ces peuples totalitaires, en partant d’une autre direction, sont arrivés plus vite à l’idée centrale de la démocratie ; l’égalité. Tandis que les peuples démocratiques, tout en prônant les libertés individuelles, ils en ont abusé pour créer une classe de privilégiés qui tient dans la main les rênes d’un pays par des moyens financiers ou administratifs. »
Limonov, plus qu’un dandy à l’allure folle ou qu’un hobo au panache irrésistible, est un héraut dont la voix continue de s'indigner. Limonov, c’est avant tout un état d’esprit, comme la poésie. Le film est une ballade sulfureuse, iconoclaste, politique de la seconde moitié du XXe siècle, à laquelle nous invite Ben Whishaw, complètement envahi par l’esprit extravagant et inflammable, inoubliable, d’Édouard Limonov.